mercredi 30 novembre 2005

997 - "Je ne sais plus que faire. Ils sont encore arrivés par centaines. Je n'ai ni toit ni vivre ni rien".

... "les trains déversaient les gens sur les marchés, à la gare, n'importe où", déclara Fritz Artl, chef du service de la Population auprès du Gouvernement général de Pologne. "Tout le monde s'en fichait. Nous avons reçu un coup de fil du responsable de district qui se plaignait : "Je ne sais plus que faire [des Juifs]. Ils sont encore arrivés par centaines. Je n'ai ni toit ni vivre ni rien".

De fait, dès l'automne 1939, des centaines de milliers de Juifs déportés d'Allemagne et des régions rurales de Pologne se retrouvèrent propulsés dans des ghettos polonais - comme celui de Lodz - déjà surpeuplés, où ils durent se trouver une place - et un toit - au milieu des Juifs locaux qui - on le comprend aisément - n'apprécièrent pas outre mesure l'irruption de ces nouveaux venus dans les pièces minuscules où ils logeaient déjà à huit ou neuf et survivaient avec presque rien.

Rien n'étant prévu pour pallier le manque de logement, ou augmenter les rations alimentaires chichement livrées aux ghettos, la mortalité devint bientôt effrayante... ce qui eut au moins le mérite de diminuer quelque peu la surpopulation et de répondre finalement au désir des autorités allemandes de se débarrasser des Juifs par tous les moyens possibles, ce qui n'empêcha nullement nombre d'entre eux de réclamer une accélération du processus, ne serait-ce que pour des raisons... humanitaires.

"Le danger existe, cet hiver, qu'on ne puisse plus nourrir tous les Juifs", écrivit le SS Rolf-Heinz Höppner en juillet 1941. "Il faut se demander honnêtement si la solution la plus humaine ne serait pas d'achever les Juifs inaptes au travail au moyen de quelque système rapide. En tout cas, ce serait plus plaisant que de les laisser mourir de faim".

Au même moment, Helmut Meinhold, économiste allemand, calcula le plus sérieusement du monde que près de six millions de Polonais "étaient en excédent par rapport aux besoins" et constituaient des "fardeaux" (Ballastexistenzen) ainsi qu'un véritable "gaspillage d'espace"...

mardi 29 novembre 2005

996 - le Retour au Reich

... la liquidation de la Tchécoslovaquie, la conquête de la Pologne suivie de celle - espérée - de l'Union soviétique constituaient le cadre idéal pour toutes les expériences de redécoupage ethniques d'une Europe de l'Est tourmentée depuis des décennies par la fièvre nationaliste et le problème des minorités ethno-linguistiques.

Dès octobre 1939, Hitler avait d'ailleurs donné le ton : "la tâche principale, déclara-t-il, est de créer un nouvel ordre ethnographique, c-à-d de déplacer les nationalités en sorte qu'existent finalement de meilleures lignes de démarcation qu'aujourd'hui".

Concrètement, cela signifiait rapatrier vers le Warthegau - la partie de la Pologne directement annexée au Reich - plus d'un million et demi de Germanophones des pays Baltes, de Bessarabie ou de Russie que Staline autorisait à présent à émigrer. Comme il fallait bien les occuper et les loger quelque part, ordre fut donné d'expulser vers le Gouvernement général de Pologne - protectorat-croupion créé par le Reich et administré par Hans Frank, ancien avocat personnel de Hitler - un nombre au moins équivalent de Polonais résidant jusque-là au Warthegau. Et comme il fallait bien reloger ces Polonais ainsi déplacés dans les villes et villages du Gouvernement général de Pologne, ceux-ci prendraient forcément la place - et les logements - des quelque trois millions de Juifs polonais (augmentés de quelques centaines de milliers de Juifs allemands) qu'on parquerait quant à eux dans des ghettos.

Toutes les conditions étaient donc réunies pour provoquer une pagaille monstre, et c'est précisément ce qui arriva : entre les protestations des uns, les récriminations des autres, les pesanteurs diverses et les innombrables problèmes juridiques et matériels, la grandiose idée de "Retour au Reich" voulue par Hitler et orchestrée par la SS de Heinrich Himmler se transforma bien vite en une pétaudière aussi redoutable que ruineuse.

Les ambitions durent être revues à la baisse... sauf bien sûr en ce qui concernait les Juifs, que les autorités du Reich et des pays occupés voulaient tous expulser vers le Gouvernement général de Pologne...

lundi 28 novembre 2005

995 - "Dans cette soupe, ils jetaient une ou deux têtes de boeuf, avec les dents, les poils et les yeux"

... durant toute la guerre l'Allemagne nazie manqua cruellement d'une main d'oeuvre qu'elle s'obstina pourtant à faire assassiner par millions alors qu'elle aurait très bien pu servir dans ses usines.

Même lorsqu'elle était sélectionnée pour être mise à l'emploi plutôt qu'envoyée dans les usines de la Mort, la main d'oeuvre concentrationnaire juive était à ce point maltraitée et sous-alimentée que sa productivité - déjà fort réduite par principe - devenait carrément insignifiante.

Ainsi, au Flughafenlager ("camp de l'aéroport") de Lublin, le SS Albert Fischer vit son collègue Dietrich "battre le [travailleur] Juif si longtemps qu'il gisait évanoui sur le sol. Là dessus, Dietrich ordonna aux autres juifs de le déshabiller complètement et de lui verser de l'eau sur la tête. Quand le Juif a repris connaissance, Dietrich s'est emparé des mains du Juif qui avait déféqué par terre, les a plongées dans les excréments et l'a forcé à manger ses excréments (...) Le soir, Fischer apprit que le travailleur juif en question était mort"

"Le pain était dur et à peine mangeable", raconta une travailleuse juive. "A midi, il y avait une soupe que nous appelions la soupe de sable : ils la faisaient avec des pommes de terre et des carottes qu'ils ne s'étaient pas donnés la peine de nettoyer. Dans cette soupe, ils jetaient une ou deux têtes de boeuf, avec les dents, les poils et les yeux"

Tout Juif trop affaibli par la sous-alimentation, la maladie ou les coups, et donc rendu incapable de travailler, était naturellement abattu sur le champ, ou envoyé au camp d'extermination de Majdanek.

Comme le souligne Goldhagen, "tout Juif surpris à dérober ne serait-ce que des épluchures de pommes de terre ou des sous-vêtements usagés était aussitôt réputé "saboteur" et abattu. Accepter, malgré la règle, un morceau de pain donné librement par un Allemand ou un Polonais de rencontre était aussi du "sabotage". (...) Puisque ces actes étaient interdits, les coupables méritaient la peine de mort, selon différentes méthodes, en fonction de l'humeur des Allemands : s'ils avaient envie de la décharge émotive que procure un coup de pistolet, ils abattaient le Juif sur-le-champ; s'ils préféraient voir la chair et les os éclater sous le fouet ou le gourdin, ils le battaient à mort; s'il leur fallait quelque chose de plus solennel, ils choisissaient la pendaison

(...) Toute erreur dans le travail ou une cadence un peu trop lente étaient punies soit de "légers" coups de fouet, soit de l'affectation à une corvée de punition, soit, si le SS, homme ou femme, avait envie d'exercice, par cinquante coups de fouet sur le corps dénudé. On pouvait aussi être tué sur-le-champ. De plus, les Juifs savaient qu'ils risquaient à tout moment d'être envoyés à la chambre à gaz de Majdanek, et le simple fait d'attirer l'attention d'un garde pouvait y suffire"

dimanche 27 novembre 2005

994 - l'obsession laborieuse

... depuis des siècles, les Allemands considéraient les Juifs comme des parasites se refusant non seulement à tout travail "véritable" mais aussi - et c'était encore plus grave - s'enrichissant malhonnêtement sur le dos des infatigables travailleurs allemands.

Dans l'imaginaire nazi, contraindre les Juifs à un travail manuel extrêmement pénible constituait donc une punition aussi terrible que la Mort - si pas davantage. Une punition qui vengerait l'Allemagne des siècles d'oisiveté dont avait jusque-là profité ce peuple honni.

Peu importait d'ailleurs que ce travail s'avère économiquement productif : on pouvait tout aussi bien forcer les Juifs à travailler pour l'industrie d'armements que les contraindre à frotter les rails de trams voire même - comme cela se fit à de multiples reprises - les obliger à déplacer des cailloux ou de lourds sacs de sable d'un endroit à un autre avant de les remettre à l'emplacement d'origine.

A Buchenwald, par exemple, "certains des travaux effectués au camp avaient une utilité. D'autres étaient totalement dépourvus de sens et n'étaient qu'une forme de torture, pour le seul amusement des SS. Les Juifs, en particulier, étaient souvent contraints de construire des murs qu'ils auraient à démolir le lendemain, pour les reconstruire le surlendemain, etc."

Pareille obsession laborieuse entrait cependant en conflit avec l'autre impératif idéologique de se débarrasser des Juifs par tous les moyens possibles, c-à-d par l'émigration forcée dans un premier temps, puis par l'extermination pure et simple. Une fois exilé en Amérique du Sud, ou carrément réduit à un petit tas de cendres, le Juif ne pouvait évidemment être "puni" une deuxième fois par une mise au travail forcé, ni contribuer de quelque manière que ce soit à l'économie et à l'effort de guerre allemands.

Cette contradiction, qui devait perdurer tout au long du Troisième Reich, fut encore exacerbée par les impératifs de la production de guerre. Les industriels réclamaient en effet à corps et à cris une main d'oeuvre abondante - et si possible gratuite - qui pourrait remplacer les millions de travailleurs allemands enrôlés sous les drapeaux. Comme l'idéologie nazie s'avérait également réfractaire au travail des femmes allemandes en usines, il n'y avait en vérité d'autre choix que d'importer massivement de la main d'oeuvre européenne plus ou moins volontaire (les fameux "volontaires pour l'Allemagne" ou autres "STO"), ou de transformer en esclaves les millions de prisonniers - et particulièrement les Russes et les Juifs - qui croupissaient dans les ghettos et les camps.

Jamais conciliées, ces multiples exigences contradictoires devaient provoquer un nombre inimaginable de conflits, d'ordres et de contre-ordres, et l'on vit à de multiples reprises des usines pourtant essentielles à l'effort de guerre réduites au chômage technique faute de main d'oeuvre, expédiée dans les chambres à gaz, ou, au contraire, des camps d'extermination à l'arrêt, faute de "matière première" à gazer...

samedi 26 novembre 2005

993 - entretenir l'illusion

... envoyer des millions de personnes à l'abattoir était un processus industriel complexe et difficile à mettre en oeuvre sans à-coups, et en particulier sans un minimum de coopération de la part du cheptel cheminant vers la Mort.

Des situations chaotiques comme celles de Beaune-La-Rolande - où les policiers français durent séparer de force les enfants juifs de leur mère pour les envoyer finalement à Auschwitz par convois séparés - nuisaient en particulier au bon déroulement des opérations. En plus de porter atteinte aux nerfs délicats des gardiens.

Tout devait donc être fait pour persuader le bétail humain du caractère relativement anodin du spectacle qui se déroulait sous ses yeux et dont il était en quelque sorte le clou final.

Les enfants furent donc finalement autorisés à voyager avec leur mère jusqu'à leur arrivée au quai de débarquement du camp, où tout - des petites maisons coquettes jusqu'aux pelouses soigneusement entretenues, était conçu pour entretenir l'illusion. De fausses ambulances et camions de la Croix Rouge se chargeaient d'évacuer les malades... et d'acheminer le Zyklon B jusqu'aux salles de douche dans lesquelles une installation de plomberie complète avait également été installée, comme dans toute salle de douche normale.

Dans les camps "mixtes", comme Auschwitz-Birkenau, la sélection entre ceux qui étaient immédiatement assassinés et ceux provisoirement laissés en vie car jugés capables de travailler était effectuée par des médecins SS, à même le quai de débarquement.

Dans les camps d'extermination "purs", comme Treblinka, il n'y avait aucune sélection et tout le monde était directement envoyé à la chambre à gaz, sauf dans les rares cas où l'on manquait de main-d'oeuvre à l'intérieur du camp lui-même.

Bien que régulièrement mise en avant dans l'abondante littérature consacrée aux camps, la distinction entre "travail" et "extermination" s'avérait, dans les faits, plus théorique que pratique et ne constituait dans tous les cas qu'un répit provisoire.

Les conditions de (sur)vie des Juifs ainsi sélectionnés étaient en effet si pénibles qu'ils finissaient tôt ou tard par rejoindre leurs coreligionnaires dans les fours crématoires auxquels ils étaient de toute manière voués : le régime nazi ne faisant nul mystère de son intention de les y expédier jusqu'au dernier lorsqu'ils ne lui seraient plus utiles...

vendredi 25 novembre 2005

992 - "Et ces gosses n'avaient pas de maman. Ils n'avaient pas de petit pain au chocolat"

.. Après la déportation des parents juifs arrêtés lors de la célèbre "rafle du Vel d'Hiv" de juillet 1942 vint celle de leurs enfants, restés emprisonnés dans les camps de Beaune-La-Rolande et Pithiviers, dans l'attente du bon vouloir des Allemands.

Le 15 août, une interminable cohorte d'enfants prit finalement le chemin de la gare et monta dans le train qui devait, dans un premier temps, les conduire à Drancy et, au delà, à Auschwitz. "Je me souviens que les gens du village nous regardaient, et ils nous regardaient avec ce même dégoût que j'éprouvais moi-même. On devait peut-être sentir mauvais, on était rasés, couverts de boutons. Et je voyais le visage dégoûté des gens, comme on peut avoir, des fois, dans le métro, quand on voit des SDF sales et couchés"

A Drancy, où elle dormit avec son frère à même le béton, au milieu des excréments, Annette remarqua que "personne ne s'occupait de nous. On était vraiment livrés complètement à nous-même. Je n'ai pas le souvenir qu'aucun adulte se soit occupé de nous".

Grâce aux relations de leur père - qui avait échappé à la rafle - Annette et Michel Muller purent finalement sortir de Drancy, et échapper à la déportation : un orphelinat catholique les prit en charge et les cacha jusqu'à la fin de la guerre. La majorité des enfants juifs internés à Drancy n'eut hélas pas cette chance. Sept convois ferroviaires les acheminèrent à Auschwitz, où ils furent immédiatement gazés.

"Le matin avant le départ, raconta une adulte également détenue à Drancy, on les habillait autant qu'on pouvait, mais la plupart ne pouvaient même pas porter leur petit ballot. Ils ne voulaient pas descendre. On a été obligés de les prendre (...) il n'y avait plus que quatre-vingt enfants qui étaient restés à l'infirmerie et qu'on pensait pouvoir sauver, mais pas du tout (...) Le matin de [leur] déportation, quand on a voulu les descendre, ça a été des cris et des coups de pieds (...) Les gendarmes [français] sont montés et les ont fait descendre... Vraiment une difficulté... Et un ou deux gendarmes avaient l'air tout de même un peu tristes devant ce spectacle"

"On a voyagé en deux ou trois jours", se rappelle Jo Nisenmann, alors âgé de 18 ans, qui fit partie du convoi du 26 août 1942. "On est arrivé à la gare avant Auschwitz. Ils avaient besoin d'hommes. D'hommes valides parce qu'à proximité, il y avait un camp de travail. Alors, ils ont arrêté le train et fait descendre 250 personnes [dont il fit partie]. Ils nous faisaient descendre à coups de crosse et de bâtons (...) J'ai laissé ma petite soeur... Mais malgré tout, on ne pensait pas ce qui allait se passer (...) Je ne me souviens pas qu'ils aient pleuré. Je voyais des gosses tout petit, plus beaux les uns que les autres. On les a exterminés (...) Derrière chez moi [aujourd'hui] il y a une maternelle. Je vois les mamans qui attendent leurs enfants avec un petit pain au chocolat. Et ces gosses n'avaient pas de maman. Ils n'avaient pas de petit pain au chocolat"

jeudi 24 novembre 2005

991 - "je me disais que c'était ma faute si ma mère était partie. Je n'avais pas été gentille avec elle"

.... de la minuscule île de Guernesey à la Pologne en passant par la France, la Hollande ou la Belgique, partout les autorités locales collaborèrent à des degrés divers, afin d'identifier, arrêter puis livrer les Juifs à l'Occupant.

Un des épisodes les plus connus - bien qu'assurément pas le plus spectaculaire - est la célèbre rafle opérée en France les 16 et 17 juillet 1942, lorsque près de 13 000 Juifs, dont plus de 4 000 enfants, furent arrêtés à leur domicile par la police française, et conduits par cars au Vélodrome d'Hiver, dans le XVème arrondissement de Paris.

Après plusieurs jours d'attente dans des conditions épouvantables, les Juifs furent ensuite acheminés vers des camps provisoires, comme Beaune-La-Rolande

"Dans les latrines, en fait une tranchée creusée à même la terre, avec des planches, on faisait nos besoins au vu et au su de tout le monde", souligne Michel Muller, qui avait sept ans à l'époque. "J'avais une trouille d'aller là, c'était affreux. Et il y a des gens qui ont jeté leurs bijoux dans la merde" [pour ne pas les remettre à leurs geôliers]

La présence de ces milliers d'enfants posait néanmoins un problème aux autorités française. En effet, seule la déportation d'adultes avait été exigée par les Allemands. Les Français n'y avaient ajouté les enfants qu'au dernier moment, pour remplir le quota exigé et pour ne pas avoir à supporter le coût de leur entretien. En attendant l'aval de Berlin, Jean Leguay, délégué de René Bousquet en zone occupée, écrivit donc au Préfet d'Orléans que "les enfants ne doivent pas partir dans les mêmes convois que les parents (...) les trains d'enfants seront mis en route dans la deuxième quinzaine d'août"

Comme il fallait s'y attendre, l'irruption de la police française dans le camp de Beaune-La-Rolande, afin de séparer les parents de leurs enfants, donna lieu à des scènes atroces. "Ça s'est fait dans une très-très grande violence", souligne Annette Muller. "Les policiers [français] ont battu les femmes. Nous, les enfants, on s'accrochait à leurs vêtements. On criait énormément, on pleurait. Beaucoup de cris, et d'un coup, il y a eu un très-très grand silence. Une mitrailleuse avait été installée face aux femmes et aux enfants"

La menace fut suffisamment claire pour persuader les mères d'abandonner leur progéniture. "Après le départ de ma mère, moi, pendant quelques jours, je n'ai pas voulu sortir de la baraque tellement j'avais du chagrin. Je n'arrêtais pas de pleurer (...) et je me disais que c'était ma faute si ma mère [qu'elle ne devait plus jamais revoir] était partie. Je n'avais pas été gentille avec elle"

mercredi 23 novembre 2005

990 - des collaborateurs dévoués

... du début à la fin, la Shoah fut une affaire allemande, voulue par les Allemands, mise sur pieds par les Allemands, organisée, contrôlée, exécutée par les Allemands.

Mais dans tous les pays de l'Europe occupée, les soldats et policiers allemands auraient été bien trop peu nombreux pour repérer, arrêter, déporter puis assassiner les Juifs s'ils n'avaient bénéficié de la Collaboration des autorités locales.

Pour de multiples raisons pratiques, géographiques, religieuses, historiques ou culturelles, le degré et l'efficacité de cette Collaboration varièrent énormément de pays à pays. Mais qu'elle soit le fruit de la peur, d'affinités idéologiques ou de toute autre raison, la Collaboration fut partout présente.

Même les minuscules îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey - conquises par l'Allemagne à l'été 1940 - n'échappèrent pas au phénomène.

On n'y trouvait pourtant qu'une vingtaine de Juifs, à qui les autorités locales ordonnèrent de s'identifier et de fermer boutique avant de les arrêter et de les livrer aux autorités allemandes dès le printemps 1942. En février 1943, les îles anglo-normandes pouvaient également être déclarées "Judenrein", débarrassées des Juifs.

"Lorsque les Allemands ont proposé de mettre en oeuvre leurs mesures anti-juives, peut-on lire dans un rapport des services secrets britanniques d'août 1945, les responsables de Guernesey n'élevèrent aucune protestation et s'empressèrent d'aider les Allemands. En revanche, quand il fut proposé de prendre des mesures contre les francs-maçons, nombreux à Guernesey, le Baillif multiplia les protestations et fit tout son possible pour les protéger"

Comme le souligne Laurence Rees, "on ne saurait savoir avec certitude ce qui serait arrivé si les autorités de Guernesey avaient protesté avec véhémence (...) Probablement cela n'aurait-il pas changé grand-chose dans les faits - si ce n'est que cela resterait un motif de fierté dans l'Histoire de Guernesey"

mardi 22 novembre 2005

989 - du haut en bas de l'échelle

... employé de bureau banal, et soldat SS on ne peut plus basique, Oskar Gröning était tout bonnement représentatif de ces millions d'Allemands ordinaires, que gênait non pas le principe de l'éradiction totale des Juifs d'Europe, mais tout bonnement la manière dont cette éradication était menée.

Et comment leur en vouloir puisque, du haut en bas de l'échelle, tout le monde pensait de même..

A un Hermann Goering qui pensait "avant tout à en découdre avec les Juifs", réclamait une "Solution finale au problème juif" mais "ne trouvait pas très chic de tuer des enfants" (sic), répondait la quasi-totalité des officiers supérieurs.

Cherchant à déchiffrer les mystères du "suivisme allemand", qui avait vu ce pays tout entier renoncer à la démocratie pour se tenir derrière son Führer jusqu'à la fin, les experts du SHAEF américain interrogèrent ainsi plus de 300 généraux allemands capturés. Dans les conclusions de leur rapport on peut lire :

"Ces généraux approuvent tout acte qui réussit. Le succès est bon. Ce qui ne réussit pas est mauvais. Il était, par exemple, mauvais de persécuter les Juifs avant la guerre car cela a dressé les Anglo-américains contre l'Allemagne. Il aurait été bon d'ajourner la campagne antijuive pour ne la commencer que lorsque l'Allemagne aurait eu gagné la guerre".

De même, "il était mauvais de bombarder l'Angleterre en 1940. Si l'on s'en était abstenu, la Grande-Bretagne se serait jointe à Hitler dans la guerre contre la Russie. Il était mauvais de traiter les Russes et les Polonais comme du bétail, car maintenant, ils vont traiter les Allemands de la même façon (...) Il ne s'agit pas là de déclarations isolées de généraux pronazis, mais des réflexions de presque tous ces hommes. Qu'il soit moralement inadmissible d'exterminer une race ou de massacrer les prisonniers leur apparaît à peine. La seule horreur qu'ils ressentent à l'endroit des crimes allemands est qu'ils pourraient eux-mêmes, par quelque monstrueuse injustice, en être accusés par les Alliés"

Et lorsque, par extraordinaire, ils consentaient enfin à reconnaître la réalité de l'horreur nationale-socialiste, ils en rendaient "la direction", "les chefs", et in fine "Le Führer", pour seuls responsables. Eux n'étaient coupables de rien. Ils avaient été "belogen und betrogen", trahis et trompés.

lundi 21 novembre 2005

988 - un Allemand bien ordinaire

... Oskar Gröning est l'exemple-typique de ces innombrables Allemands d'une banalité affligeante qui, en toute connaissance de cause, assassinèrent des millions de Juifs dans les campagnes, les villes, les villages ou les camps.

Modeste employé de bureau, le jeune Oskar s'engagea dans la SS à la déclaration de guerre, par idéal patriotique. En 1942, à l'âge de 21 ans, il fut muté au camp d'Auschwitz et assista pour la première fois à l'arrivée d'un convoi chargé de Juifs. "Je me trouvais sur la rampe et je faisais partie d'un groupe chargé de surveiller les bagages du convoi qui arrivait", déclara-t-il bien après la guerre.

Lors de la traditionnelle séparation, par les médecins SS, entre les Juifs qui étaient aptes au travail et ceux qu'il fallait gazer tout de suite (et qui représentaient de 80 à 90% du total), Oskar remarqua que "on chargeait les malades sur des camions. Des camions de la Croix Rouge. Ils essayaient toujours de donner l'impression que les gens n'avaient rien à craindre. (...) Le processus [de sélection] se déroula dans un ordre relatif. Quand il fut terminé, cependant, on aurait cru un champ de foire. Il y avait des tas de détritus et, à côté de ces ordures, des malades incapables de marcher, peut-être un enfant qui avait perdu sa mère, ou quelqu'un qui s'était caché pendant qu'on fouillait le train. Et tous ces gens, on se contenta de les tuer d'une balle dans la tête"

Oskar remarqua aussi "un enfant qu'on tirait par la jambe et qu'on jetait dans un camion. Et quand il s'est mis à pleurer comme un gamin malade, ils l'ont balancé contre le bord du camion. Je n'arrivais pas à comprendre qu'un SS prenne un enfant pour lui frapper la tête sur le côté d'un camion, ou qu'il les abatte d'une balle avant de les lancer dans le camion comme un sac de blé"

Révolté par cette vision, le jeune Oskar s'en alla voir son supérieur : "Ce n'est pas possible, je ne peux plus travailler ici", déclara-il avant d'ajouter "S'il est nécessaire d'exterminer les Juifs, qu'au moins on le fasse dans un certain cadre !"

Ce qui révoltait Oskar, jeune Allemand ordinaire, ce n'était pas le fait qu'on assassine ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces enfants juifs : c'était le fait qu'on s'y prenne de cette manière...

dimanche 20 novembre 2005

987 - la prétention à l'amnésie

... "Nous devons oublier la notion de camaraderie entre soldats", déclara Adolf Hitler à ses officiers supérieurs le 30 mars 1941, soit trois mois avant le déclenchement de l'Opération Barbarossa. "Un communiste n'est un camarade ni avant ni après la bataille. C'est une guerre d'anéantissement !".

De fait, des ordres très stricts avaient été émis pour liquider tous les Juifs et les commissaires politiques russes dès les premières heures de la bataille. Et comme le Front serait bien trop étendu pour pouvoir ravitailler les troupes par les moyens habituels, il était également entendu, dès le départ, que celles-ci devraient vivre "sur le terrain", c-à-d en s'emparant non seulement des récoltes et du bétail, mais aussi des provisions et mêmes des habitations russes, ce qui condamnerait immanquablement des millions d'entre eux à mourir de faim et de froid à la venue de l'hiver.

Cela, tous les Allemands le savaient, de l'arrogant feld-maréchal au plus humble des hommes de troupe. De même, des dizaines de milliers de soldats et de policiers allemands allaient personnellement participer à des massacres individuels ou collectifs, non seulement de Juifs mais aussi de Tziganes, de Polonais ou de civils russes. Des centaines de milliers d'autres allaient préparer, cautionner ou assister à ces massacres. Tous ces gens avaient une famille, des parents, des amis avec qui ils correspondaient, qu'ils retrouvaient au moment des permissions, avec lesquels ils discutaient de tout et de rien autour d'un verre.

Avant guerre, des millions d'Allemands avaient même participé, ou assisté, à des ratonnades de Juifs. Ils les avaient vus privés de leur travail, frappés en pleine rue, mis à l'index, contraints de se mettre à genous pour frotter des rails de trams. Il les avaient vus humiliés, ou carrément assassinés, sur le pas de leur porte ou à l'intérieur de leur magasin.

Ils surent très vite que "de terribles choses" se passaient à l'Est, des "choses" dont les Juifs en particulier étaient les victimes, mais aussi des "choses" qui, si les Juifs et les Bolcheviks n'étaient pas définitivement éliminés, risquaient de se retourner contre eux tant ils auraient alors à craindre la terrible vengeance de ces "Judeo-bolcheviques"...

Ils ne pouvaient prétendre avoir tout ignoré de la Solution finale...

samedi 19 novembre 2005

986 - heureux comme un berger allemand

... si les hommes, femmes, vieillards, enfants et bébés juifs étaient abattus comme des chiens par les soldats et policiers allemands, ceux-ci n'en conservaient pas moins une touchante sensibilité envers la gent canine, imitant en cela leur Führer, qui n'aimait que les bergers allemands en général, et sa chienne Blondi en particulier.

Ainsi, en août 1942, lorsque la partie de la Pologne administrée par le Gouvernement général fut déclarée "région d'épidémie animale", des ordres très stricts furent émis afin d'assurer la santé des... chiens policiers.

"(...) le maître doit observer son chien de très près et le conduire chez le vétérinaire de la police au plus léger symptôme de maladie ou au moindre changement dans le comportement de l'animal".

Comme le souligne Daniel Jonah Goldhagen, "au moindre symptôme, le chien malade devait être conduit chez le vétérinaire pour y être soigné, mais les Juifs qui étaient malades, et gravement, n'étaient pas, eux, conduits chez le docteur : la règle en vigueur chez les Allemands était de combattre leur maladie par une balle ou un voyage socio-biologiquement "sanitaire" à la chambre à gaz".

De même, lorsqu'en octobre 1942, le berger allemand d'un général SS, répondant au nom de "Harry", fut perdu après avoir sauté d'un train près de Lublin, ordre fut donné "à toutes les unités de rechercher ce berger allemand pour qu'il soit rendu à son maître" et d'aviser immédiatement le quartier-général s'il était retrouvé.

"Le sort du chien, s'il avait été retrouvé, aurait été bien préférable à celui d'un Juif", remarque Goldhagen. "A tous égards, et les Allemands auraient été d'accord là dessus, il était préférable d'être un chien".

vendredi 18 novembre 2005

985 - les bourreaux volontaires de Hitler

... s'il pouvait arriver que les chasseurs et tueurs de Juifs soient victimes de troubles psychologiques liés à la pénibilité de leur travail, et si la création des camps d'extermination permit finalement de réduire ces "maladies du travail", on aurait pourtant tort d'en conclure à une véritable réticence des intéressés à l'égard du travail lui-même.

A aucun moment, ceux-ci n'ont en effet remis en cause la finalité du programme, c-à-d la nécessité d'éradiquer la race juive d'Europe. A aucun moment ils ne se sont élevés contre le fait d'envoyer des millions d'hommes, de femmes et d'enfants à l'abattoir.

Ce qui leur posait - parfois - problème, c'était la trop grande proximité par rapport à leurs victimes. C'était le fait de devoir assassiner de leurs propres mains, et en face à face, non plus des Juifs adultes - comme au début de l'invasion de l'URSS - mais bien des vieillards, des femmes, des enfants et même des bébés dont plus personne ne pouvait décemment prétendre qu'ils représentaient une menace pour l'Allemagne et leur propre vie de soldats.

Pour autant, rarissimes ont été ceux qui refusèrent de tuer, ou même qui demandèrent leur mutation dans d'autres unités. Pareils refus et demandes étaient pourtant possibles, même au sein de la SS, et des auteurs comme Gellately ou Goldhagen ont clairement démontré que dans les rares cas où cela se produisit, les auteurs ne furent généralement ni exécutés, ni emprisonnés, ni même sanctionnés.

Contrairement à une opinion aujourd'hui très répandue, les tueurs n'étaient donc pas de simples robots décervelés agissant contre leur gré, "pour obéir aux ordres" et à seule fin "d'éviter des sanctions" : c'étaient des individus de chair et de sang, des hommes rationnels, des pères de famille ordinaires et parfaitement capables de porter un jugement sur leurs actes.

Personne n'était contraint d'éclater la tête de bébés juifs à coups de pistolets, de fusiller des Juives dévêtues à la mitrailleuse lourde, rangée après rangée, ni de se porter volontaire pour cette activité. Personne n'était obligé d'ajouter l'humiliation et la torture au simple fait d'exécuter les Juifs capturés. Quant à ceux qui battaient la campagne où fouillaient les maisons à la recherche de Juifs, rien ne les empêchait de détourner le regard quand ils en apercevaient un, ou de ne mettre aucun enthousiasme dans leur battue.

Très peu le firent. La plupart rivalisèrent au contraire de zèle et d'ardeur dans cette discipline,... tout simplement parce qu'ils en approuvaient le but et les moyens...

jeudi 17 novembre 2005

984 - on achève bien les Juifs

... exterminer les Juifs à coups de poings, de bâtons ou de fusils, jour après jour, mois après mois, était une entreprise aussi lente que passablement éreintante, et de surcroît non dénuée de risques non pas physiques - les victimes étaient désarmées et ne résistaient presque jamais - mais psychologiques : tous les tueurs n'appréciant pas nécessairement de voir gicler la cervelle d'enfants ou de bébés juifs directement sur leur uniforme.

La création, en Pologne, de quatre camps d'extermination (Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka) et de deux camps "mixtes" (Auschwitz-Birkenau, Majdanek) réunissant les fonctions d'extermination et de concentration, constituait la réponse "humaine" - du point de vue allemand - au délicat problème de la fragilité émotionnelle des tueurs. A eux six, ces camps liquidèrent plus de 2,5 millions de Juifs.

La "chasse aux Juifs" n'en continua pas moins tout au long de la guerre, ne serait-ce que pour remplir les convois ferroviaires destinés aux camps d'extermination, convois que les services d'Adolf Eichmann organisaient à la grandeur de l'Europe occupée.

Commentant la déportation des Juifs de Miedzyrzec, un soldat du 101ème bataillon de police déclara : "Une chose particulièrement cruelle, je m'en souviens, était la manière dont les Juifs étaient entassés dans les wagons. Les wagons étaient si pleins qu'on avait du mal à fermer les portes coulissantes : souvent, on devait s'aider du pied"

Le traitement des Juifs ainsi entassés dans des conditions inimaginables contrastait singulièrement avec celui des bestiaux pour lesquels ces wagons étaient en principe conçus.

Le 11 juin 1943, un colonel allemand réprimanda en ces termes les unités coupables de cruauté envers les animaux de boucherie : "Il faut, avec une vigueur accrue, prendre des mesures pour empêcher la cruauté envers les animaux (...) Une attention particulière doit être accordée aux bovins, car l'excès de chargement des wagons de transport a entraîné de lourdes pertes d'animaux, ce qui a gravement nui à l'approvisionnement"

L'excès de chargement de Juifs ne posait en revanche aucun problème: ceux qui mourraient en route n'auraient pas à être assassinés à Auschwitz...

mercredi 16 novembre 2005

983 - "un produit chimique employé pour éliminer les insectes autour du camp"

... l'utilisation de simples gaz d'échappement pour éliminer les Juifs, et plus généralement tous ceux "dont la vie ne méritait pas d'être vécue", offrait l'avantage de la simplicité en plus de minimiser l'impact psychologique du crime sur les auteurs.

Appliquée à des unités de gazage mobiles (ou "camions à gaz"), elle permettait également d'opérer à proximité immédiate du Front, loin de tout bâtiment ou de toute infrastructure spécialement dédié à l'extermination.

En revanche, cette méthode consommait du carburant et durait trop longtemps aux yeux des Allemands toujours soucieux d'efficacité. Appliquée aux "camions à gaz", elle continuait par ailleurs de générer des séquelles psychologiques plus ou moins importantes, attendu qu'il fallait toujours contraindre les Juifs à monter un à un dans les camions,... puis essayer de les extraire tant bien que mal de l'amas de cadavres enchevêtrés.

La solution idéale fut finalement trouvée à Auschwitz, lorsqu'on se mit à injecter à l'intérieur d'une pièce étanche non plus des gaz d'échappement, mais bien "un produit chimique employé pour éliminer les insectes autour du camp (...) commercialisé sous le nom de Zyklon B (...) Fritzsch [adjoint de Rudolf Höss] suivit alors à Auschwitz la même logique de Widmann à l'Est. Si l'on pouvait utiliser le Zyklon B pour tuer les poux, pourquoi ne pas s'en servir contre les fléaux humains ?"

A Treblinka, raconta Rudolf Höss, qui avait personnellement visité le camp, "à côté des chambres d'extermination étaient placés les moteurs de vieux chars ou de vieux camions, et les gaz des moteurs, les gaz d'échappement, étaient dirigés dans les cellules (...) Les autorités de Treblinka allumaient les moteurs et les laissaient tourner une heure pour exterminer les gens. A ce moment-là, ils étaient tous morts" (...) [A Auschwitz] "j'avais deux vieilles fermes que j'avais fait aménager en chambres à gaz. Le premier convoi du Gouvernement général a été conduit là. Ils ont été gazés au Zyklon B (...) Dans chaque ferme, on pouvait gazer en même temps 1 800 à 2 000 personnes [en une demi-heure] (*)

Le "problème juif" venait enfin de trouver sa solution finale...

(*) à l'été 1943, de nouvelles installations permirent d'améliorer la capacité de "traitement", qui passa à 150 000 personnes par mois. Paradoxalement, la plus grande partie des Juifs avait déjà été tuée lorsqu'elles entrèrent en service...

mardi 15 novembre 2005

982 - on se rapproche de la solution

... dynamiter les Juifs n'était manifestement pas la solution la plus efficace pour les faire disparaître de la surface de la Terre.

Les battre à mort, les brûler vifs ou les fusiller provoquait parfois de regrettables séquelles psychologiques chez leurs bourreaux. Il fallait donc trouver autre chose, une manière "humaine" - du moins pour les exécuteurs - de se débarrasser d'eux.

Albert Widmann avait déjà eu l'occasion de tester avec succès l'utilisation du monoxyde de carbone en bouteilles sur les malades mentaux allemands. Mais il n'était pas facile d'acheminer des bouteilles de gaz jusqu'au fin fond de l'Union soviétique.

C'est alors que Widmann se rappela la mésaventure survenue quelque temps auparavant à Artur Nebe, chef de l'Einsatzgruppe B, lorsque ce dernier, revenant en voiture d'une soirée trop arrosée, s'était endormi dans son garage sans couper le moteur, manquant de mourir asphyxié par les gaz d'échappement.

Il n'en fallut pas plus pour convaincre Widmann de raccorder le pot d'échappement d'une voiture à une canalisation donnant dans le sous-sol de l'hôpital psychiatrique de Mogilev, près de Minsk

"On enferma donc divers patients dans une pièce avant de mettre le moteur en marche. Initialement, l'essai ne fut guère concluant (...) le monoxyde de carbone n'était pas suffisant pour tuer les patients. On arrangea les choses en remplaçant la voiture par un camion. Cette fois-ci (...), ce fut un succès. Widmann avait découvert un moyen efficace et bon marché de tuer en minimisant l'impact psychologique du crime sur les tueurs"

lundi 14 novembre 2005

981 - on continue d'improviser

... le 15 août 1941, Heinrich Himmler se rendit à Minsk afin d'y juger par lui-même l'efficacité de ses escadrons de la Mort. Officier de liaison de la Luftwaffe, et cameraman au QG de Hitler, Walter Frentz assista à la scène.

"Je suis allé sur les lieux de l'exécution, et le commandant de la police auxiliaire m'a ensuite abordé parce que j'étais de l'Armée de l'Air. "Lieutenant, m'a-t-il dit, je n'en peux plus. Vous ne pouvez pas me tirer de là ? (...) Je n'en peux plus, c'est épouvantable""

A l'évidence, les conditions dans lesquelles s'opéraient les tueries ébranlaient les Nazis eux-mêmes, qui s'inquiétaient non pas de la vie des Juifs qu'ils devaient assassiner, mais plutôt de la santé mentale des policiers et soldats chargés des assassinats. Himmler finit par se ranger aux plaintes de ses subordonnés, et ordonna de rechercher des méthodes qui aboutiraient au même résultat tout en créant moins de troubles psychologiques.

Sous-lieutenant dans la SS, le docteur Albert Widmann avait déjà collaboré au gazage des malades et handicapés mentaux allemands. Rencontrant Artur Nebe, chef de l'Einsatzgruppe B, à Minsk peu de temps après le départ de Himmler, ce fonctionnaire zélé se fit un devoir de trouver une solution qui rencontrerait les désirs de son chef.

Les débuts furent pour le moins tourmentés, pour ne pas dire surréalistes : l'une des premières méthodes que Widmann essaya consista en effet à faire sauter les victimes à l'explosif, à l'intérieur d'un bunker (!)

"Le spectacle était atroce", raconta le capitaine Wilhelm Jaschke. "L'explosion n'avait pas été assez forte. Certains blessés sortirent de la tranchée en rampant et en hurlant. Le bunker s'était totalement effondré. Des lambeaux de corps étaient éparpillés sur le sol, accrochés aux arbres. Le lendemain, nous avons ramassé ces corps déchiquetés et les avons jetés dans le bunker. Les parties accrochées trop haut dans les arbres, nous les avons laissées sur place"

A l'évidence, l'explosif n'était pas la bonne solution...

dimanche 13 novembre 2005

980 - on improvise

... à Lomazy, et dans des centaines d'endroits semblables, les Allemands forcèrent les Juifs à creuser une énorme fosse, puis à s'y allonger pour y recevoir une balle dans la tête.

"La vague suivante devait venir s'allonger sur les cadavres sanglants de leurs prédécesseurs, aux crânes éclatés. La fosse se remplissait progressivement. [Debout dans la fosse] les Hiwis (*) ne cessaient de boire, ils étaient ivres et leur tir était de moins en moins précis (...) de nombreux Juifs n'étaient pas tués par la balle (...) les nouveaux groupes de Juifs qui arrivaient dans la fosse étaient parfois contraints de s'allonger sur des corps sanglants, en proie aux convulsions de l'agonie (...) Et il y avait pire encore : en creusant la fosse, on avait atteint la nappe phréatique et, l'eau montante se mêlant au sang, des cadavres commençaient à flotter"

Le tir des supplétifs Hiwis se faisant de moins en moins précis à mesure que l'alcool se raréfiait, les soldats allemands n'eurent bientôt plus d'autre choix que de prendre la relève.

"On a refusé parce qu'il y avait déjà près de 50 centimètres d'eau dans la fosse", raconta un soldat allemand. "En plus, il y avait partout des cadavres qui flottaient (...) On a décidé que les exécutions devaient se faire en deux groupes, chacun de huit ou dix hommes. La méthode adoptée était différente de celle des Hiwis : ces deux pelotons d'exécution se mettraient sur les deux bords opposés de la fosse (...) Chaque homme tirait sur les Juifs qui étaient du côté opposé au sien. Chaque peloton tirait environ une demi-heure avant d'être relevé"

La boucherie dura ainsi pendant deux heures et aboutit à la mort d'environ 1 700 Juifs, hommes, femmes et enfants.

"J'ai encore cette scène dans la tête, raconta un des soldats allemands, et je me suis dit à l'époque que [la fosse débordant de cadavres] on ne pourrait même pas recouvrir les corps de terre"

(*) abréviation de les "Hilfwillige", les Hiwis étaient des auxiliaires russes servant, volontairement ou non, dans l'armée allemande. Souvent prisonniers de guerre recrutés dans les camps afin de servir de bêtes de somme, dans des conditions épouvantables, des dizaines de milliers d'entre eux se retrouvèrent néanmoins à combattre volontairement dans l'armée allemande.

samedi 12 novembre 2005

979 - "C'est ce que j'appelle un joli petit feu, qu'est-ce qu'on rigole !"

... si la volonté d'éradiquer la race juive d'Europe existait bien avant 1941, les camps d'extermination proprement dits n'avaient pas encore été construits. Dans le même temps, et malgré leurs taux de mortalité élevés, les camps de concentration "classiques" tuaient bien trop lentement,... mais tout de même plus rapidement que les ghettos, où des centaines de milliers de Juifs continuaient de s'entasser et de périr dans des conditions inimaginables.

A Bialystok, comme dans tant d'autres villes et villages de Russie, les militaires et paramilitaires allemands n'eurent donc d'autre choix que d'improviser pour se débarrasser des Juifs : après les avoir rassemblés sur la place du marché, et commencé à les fusiller, ils durent se résoudre, devant la lenteur de l'opération, à enfermer les survivants dans la synagogue, puis à y mettre le feu.

"C'est ce que j'appelle un joli petit feu, qu'est-ce qu'on rigole !", s'exclama un homme du 309ème bataillon de police à la vue de l'incendie dans lequel périrent plus de 700 Juifs, hommes, femmes et enfants.

Ailleurs, comme à Mizoc, on préférait faire sortir tous les Juifs de la ville ou du village conquis, les emmener en forêt, les forcer à se déshabiller, puis les fusiller par rangées entières, les bébés étant abattus en même temps que leur mère ou alors simplement arrachés à celle-ci, soulevés par un pied et achevés d'une balle dans la tête

"J'avais à tirer sur une vieille femme de plus de 60 ans", raconta un policier allemand. "Je me souviens encore que cette vieille femme m'a dit de faire ça très vite ou quelque chose de ce genre (...) A côté de moi, il y avait le policier Koch. Lui, il devait abattre un petit garçon d'une douzaine d'années. On nous avait expressément recommandé de tenir le canon à 20 centimètres de la tête. Apparemment, Koch ne l'avait pas fait parce que quand on a quitté le lieu de l'exécution, des camarades se sont mis à rire de moi en voyant que des morceaux de la cervelle de l'enfant avaient atteint mon pistolet et y étaient restés collés. Je leur ai demandé pourquoi ils riaient et Koch, en montrant du doigt la cervelle sur mon pistolet, a dit "ça vient du mien, il a fini de gigoter". Il disait ça d'un ton tout fier"

vendredi 11 novembre 2005

978 - les trois coups

... bien que lourd de menaces, le système concentrationnaire nazi était resté très embryonnaire jusqu'en 1939, et sans commune mesure avec celui qui, à la même époque, sévissait en Union soviétique.

L'entrée des troupes allemandes en Pologne, le 1er septembre 1939, allait néanmoins lui porter le premier et formidable coup d'accélérateur, en permettant non seulement à l'Allemagne d'y déporter ses Juifs sans la moindre retenue, mais aussi en lui offrant, presque sur un plateau, près de trois millions de Juifs supplémentaires à persécuter.

La guerre à présent déclenchée, les responsables nazis eurent désormais toute latitude pour tenir la promesse contractée par Hitler quelques mois plus tôt "d'anéantir la race juive d'Europe" advenant un nouveau conflit mondial.

Conçue dès le départ comme une "guerre d'anéantissement", l'invasion de l'URSS, le 22 juin 1941, en constitua le deuxième. Systématiquement associés dans l'imaginaire hitlérien à leurs puissants "protecteurs bolcheviques", les Juifs, qu'ils soient russes ou non, avaient tout à perdre de l'invasion de l'URSS.

Évoluant sur les arrières de la Wehrmacht dès les premières heures du conflit, les Einsatzgruppen, souvent épaulés par la police et même l'armée régulière, écumèrent littéralement les villes et villages russes à la recherche des Juifs et des communistes russes, qu'ils fusillaient immédiatement, par milliers et sans autre forme de procès.

La déclaration de guerre de l'Allemagne aux États-Unis, le 11 décembre 1941, fit sauter les dernières réticences des rares Allemands qui, jusque-là, cherchaient encore à ménager les Juifs afin de s'en servir comme otages dans d'éventuelles négociations avec les États-Unis.

La machine de Mort était désormais lancée à plein régime, et plus rien ne pourrait l'arrêter...

jeudi 10 novembre 2005

977 - avant Auschwitz

... de petites dimensions, les premiers camps de concentration allemands, comme celui de Dachau, étaient essentiellement dévolus aux opposants politiques. Et si la mortalité s'y avérait élevée dans l'absolu, elle n'avait néanmoins aucun rapport avec ce qu'elle deviendrait quelques années plus tard, lorsque la guerre et la radicalisation du régime pousseraient à la création de véritables usines de la Mort, comme Auschwitz-Birkenau, cette fois presque exclusivement dédiées aux Juifs.

Du reste, et jusqu'en 1939, la plupart des détenus en ressortaient certes affaiblis et marqués par l'épreuve, mais du moins encore vivants. A Dachau, la durée moyenne d'incarcération, bien que toujours incertaine, dépassait rarement un an. Et pour peu qu'il ne fasse pas partie d'un groupe "à risques" - comme les communistes, les socio-démocrates, les prêtres et bien entendu les Juifs - l'Allemand ordinaire avait en vérité bien moins à craindre du régime nazi que le Russe ordinaire du régime stalinien à la même époque

Comme le souligne Laurence Rees, "En Union soviétique, le climat de peur qui régnait sous Staline imprégnait tout, comme jamais ce ne fut le cas en Allemagne sous Hitler avant les derniers jours du régime (...) la vérité demeure que la majorité des Allemands - très certainement jusqu'au moment où l'Allemagne a commencé à perdre la guerre - se sentaient personnellement en sécurité et si heureux qu'ils eussent voté pour Hitler s'il y avait eu des élections libres (*). En Union soviétique, au contraire, même le plus proche et le plus loyal des collègues de Staline ne pouvait dormir tranquille" (**).

Embryonnaire jusqu'en 1939, le régime génocidaire nazi allait bientôt connaître plusieurs coups d'accélérateur...

(*) Tous les plébiscites organisés par Hitler avant 1939 ont obtenu plus de 90% de oui. Les ouvrages de Kershaw, Irving, Rees, Gellately, Goldhagen et autres Günther Grass montrent clairement l'adhésion massive du peuple allemand au nazisme et aux valeurs du nazisme à cette époque
(**) de 1934 à 1939, les "purges staliniennes", opérées à tous les niveaux de la société, et particulièrement dans l'armée, aboutirent à l'arrestation de plus de sept millions de personnes, et jouèrent un rôle important dans l'effondrement que connut l'Armée rouge dans les premières semaines de la guerre...

mercredi 9 novembre 2005

976 - Arbeit macht Frei

... premier commandant de Dachau en 1933, Theodor Eicke avait lui-même défini non seulement le règlement mais aussi la doctrine qui devait servir de modèle pour tous les camps de concentration ultérieurs.

"Quiconque montre ne serait-ce que le plus infime vestige de sympathie envers eux [les détenus] doit aussitôt disparaître de nos rangs" [ceux de la SS], déclara-t-il. "Je n'ai besoin que de durs, des SS engagés sans réserve. Il n'y a pas de place pour les tendres parmi nous !"

Engagé comme gardien à Dachau, Rudolf Höss eut tout le loisir de méditer cette maxime,... et de la reprendre à son compte lorsqu'il se retrouva à son tour promu commandant, du camp d'Auschwitz, en mai 1940.

Au cours de son étrange parcours professionnel, Höss avait par ailleurs eu l'occasion de découvrir l'autre côté de l'internement, lorsqu'il fut lui-même emprisonné à Brandebourg en 1923 pour l'assassinat de Walter Kadow, un opposant politique accusés par les Nazis d'avoir livré Leo Schlageter aux Français (*)

Condamné à dix ans, mais amnistié en 1928, Höss avait néanmoins appris de son séjour derrière les barreaux que les détenus supportaient d'autant mieux leur incarcération qu'ils se voyaient confié un travail quelconque (dans son cas, le collage de sacs en papier).

Comme le souligne Laurence Rees, "il se rendit compte que le travail jouait un rôle similaire à Dachau, permettant aux détenus "de se discipliner et de lutter contre les influences néfastes de la prison". Höss était si bien convaincu de l'effet palliatif du travail en camp de concentration qu'il reprit même le slogan utilisé pour la première fois à Dachau - Arbeit macht Frei, (le Travail rend Libre) - pour l'inscrire sur la grille d'entrée à Auschwitz"

(*) membre du NSDAP et chef d'un groupe de résistance opposé aux troupes d'occupation françaises de la Rühr, Leo Schlageter fut condamné à mort par un tribunal militaire français, et fusillé le 26 mars 1923, devenant ainsi le premier martyr du nazisme...

mardi 8 novembre 2005

975 - le père de tous les camps

... inauguré par Heinrich Himmler - chef de la SS - le 20 mars 1933, et au "profit" des communistes allemands, Dachau fut le premier camp de concentration de l'ère moderne, celui qui servit en vérité de prototype et de modèle à tous les autres.

L'internement arbitraire d'opposants politiques n'avait évidemment pas attendu l'ouverture de ce camp situé près de Münich, au coeur-même de l'idéologie nazie. Sans remonter au Déluge, Dachau avait notamment été précédé au début du XXème siècle par les divers camps érigés par les Britanniques à l'intention des Afrikaners engagés dans la Guerre des Boers et, quelques années plus tard, par les célèbres goulags où furent envoyés plusieurs millions de citoyens soviétiques.

Mais ce qui distingue Dachau (et ses successeurs) des premières tentatives britanniques ou russes tient d'abord à l'ignorance dans laquelle se trouvait plongé le prisonnier quant à la durée exacte de sa détention. Personne, et en particulier l'intéressé lui-même, ne savait en effet quand il en ressortirait, à supposer-même qu'il en ressorte un jour. Jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, les libérations des différents camps étaient pourtant fréquentes, mais toujours entourées d'une incertitude si totale qu'elle plongeait véritablement les opposants au régime dans la terreur, et les internés dans des abîmes de désespoir.

C'est d'ailleurs à Dachau que Rudolf Höss - futur commandant d'Auschwitz - fit ses débuts comme gardien de camp. C'est également à Dachau que fut rédigé le règlement aussi précis que tatillon - pour ne pas dire très germanique - qui servit ensuite dans tous les autres camps allemands. Et c'est à Dachau que fut mis au point le redoutable système des "kapos", ces détenus à qui les autorités du camp conféraient un Pouvoir de vie et de mort sur leurs codétenus.

"La tâche du Kapo, expliqua Heinrich Himmler dans une logique très darwinienne, est de veiller à ce que le travail soit fait. Aussi doit-il pousser ses hommes. Dès l'instant où il ne nous donne plus satisfaction, il n'est plus kapo et redevient un détenu comme les autres. Il sait qu'ils le battront à mort dès la première nuit de son retour"

lundi 7 novembre 2005

974 - les 10 000 camps

... on réduit souvent la "Solution finale" à la mise en place des "camps d'extermination", voire même à la création du seul camp d'Auschwitz-Birkenau. Cette réduction est cependant abusive à de multiples égards.

D'abord parce que les "camps d'extermination" au sens strict ne constituèrent jamais qu'une infime minorité des plus de 10 000 camps (!) que les Allemands érigèrent, pour de multiples raisons et pour une grande variété de détenus, à travers toute l'Europe occupée, et principalement en Pologne.

Ensuite, parce qu'à l'instar de la plupart des autres camps, Auschwitz lui-même changea plusieurs fois de visage et de destination au cours de son existence, passant de simple prison pour prisonniers politiques polonais à celle de camp de détention pour prisonniers de guerre russe, avant de devenir tout à la fois camp de travail et d'extermination pour des déportés cette fois très majoritairement juifs et venus de toute l'Europe.

Enfin parce qu'en terme de mortalité, les camps, qu'ils soient concentrationnaires ou d'extermination, ne représentent jamais qu'un peu plus de la moitié des quelque six millions de Juifs qui furent assassinés tout au long de la Seconde Guerre mondiale.

Dit autrement, plus de deux millions de Juifs périrent en dehors de tout cadre concentrationnaire, mortellement blessés à coups de poings, de pieds ou de bâtons, brûlés vifs dans des granges, fusillés en plein coeur des villages ou au bord des ravins, asphyxiés dans des unités de gazage mobiles, ou simplement morts de faim, de froid, d'épuisement ou de maladie bien avant d'arriver à Auschwitz ou dans un camp quelconque.

A cela s'ajoutèrent, dans les derniers mois de la guerre, des "marches à la mort" au cours desquelles plusieurs centaines de milliers de morts-vivants, qui avaient jusque-là réussi à survivre aux camps, furent jetés sur les routes et errèrent pendant des semaines, sans but mais toujours sous la surveillance de leurs bourreaux fuyant l'avancée des troupes soviétiques.

dimanche 6 novembre 2005

973 - sur la route de Wannsee

... à supposer-même que Hitler ait réellement envisagé la déportation des Juifs vers un territoire lointain et inhospitalier comme une option possible à la "Solution du problème juif" - ce dont on peut néanmoins douter - les premiers revers militaires enregistrés à l'Est l'interdisaient désormais.

Avec la disparition de toute perspective de victoire rapide, voire même de victoire tout court, la "question juive" revenait au premier plan des préoccupations hitlériennes. Il fallait en effet tenir la promesse, contractée dès les débuts du nazisme, de parvenir à une Allemagne, et même d'une Europe "judenrein" - c-à-d débarrassées des Juifs. Il fallait punir - et punir définitivement - cette race honnie, jugée responsable de tous les malheurs de l'Allemagne. Et il fallait s'y prendre toutes affaires cessantes, au cas où le sort des armes se révélerait in fine défavorable à l'Allemagne.

Dans la logique hitlérienne, peu importait au fond que l'Allemagne gagne ou perde la guerre pour autant que l'Allemagne en ressorte libérée de ses Juifs.

Et si l'on ne pouvait désormais plus pousser à l'exil les millions de Juifs parqués dans des ghettos - particulièrement en Pologne - ni même les déporter de force très loin de l'Allemagne, ne restait plus que la possibilité de les exécuter en masse, de procéder à un génocide sans précédent dans l'Histoire humaine, puisque mené à l'échelle d'un continent.

Les premiers jalons avaient été posés de longue date, et notamment par la mise en place de "l'action d'euthanasie" sur les malades et handicapés mentaux. Les moyens étaient disponibles, la volonté existait.

Ne manquait plus qu'à régler les derniers détails de la Solution finale. Reinhard Heydrich allait s'en charger...

samedi 5 novembre 2005

972 - les trop lointains territoires de l'Est

... la déportation vers la Palestine rapidement écartée, celle vers Madagascar finalement reconnue impraticable, ne restait que la possibilité de trouver, très loin à l'Est, un territoire suffisamment vaste pour y expédier l'intégralité des Juifs d'Europe, et suffisamment inhospitalier pour les y voir mourir par millions.

Comme le fait remarquer Ian Kershaw, la guerre à l'Est fut, dès le départ, une entreprise d'extermination non seulement des Juifs russes, mais aussi des communistes et, plus généralement, de tous ceux qui, parmi les Russes, osaient se dresser sur le passage des Panzers.

Pour Hitler, les Juifs et les Bolcheviks n'étaient d'ailleurs que les deux faces d'une même pièce, des "untermenschen" dont la seule existence menaçait celle des Allemands de pure race aryenne, ce qui explique l'envoi, dès les premières heures du conflit, d'Einsatzgruppen, soit de véritables escadrons de la Mort, chargés de liquider sans la moindre pitié tous les Juifs et commissaires politiques russes.

De fait, 6 000 Juifs furent ainsi liquidés à Brest-Litovsk dès les premières semaine de juillet, 23 000 à Kamenets fin août, plus de 33 000, à la mitrailleuse lourde, dans le tristement célèbre ravin de Babi-Yar (près de Kiev) en septembre, 19 000 à Minsk et 21 000 à Rovno en novembre, 25 000 à Riga en décembre, ou encore 10 000 à Kharkov en janvier 1942.

A supposer-même que ces massacres n'aient été que simples "incidents de parcours", la venue de l'automne puis du terrible hiver russes, l'impossibilité de s'emparer de Moscou dans les délais prévus, et une retraite allemande qui, à cette occasion, faillit se transformer en déroute pure et simple, éloignaient - peut-être pour toujours - la perspective d'une victoire sur l'URSS, donc celle d'y conquérir un territoire dans lequel envoyer les Juifs...

vendredi 4 novembre 2005

971 - Madagascar

... bien avant l'arrivée des nazis au Pouvoir, la déportation massive des Juifs d'Europe vers un endroit très éloigné du globe avait été envisagée par les antisémites les plus convaincus.

Les Nazis n'étaient pas opposés à l'idée, qui constituait pour eux une solution comme une autre au problème de la "question juive". Il n'était évidemment pas question de fournir à ces Juifs honnis une terre sur laquelle ils pourraient recommencer leur vie comme si de rien n'était. A tous égards, le territoire choisi se devait d'être suffisamment inhospitalier pour que les Juifs qui s'y trouveraient déportés y succombent en masse et de manière quasiment "naturelle".

La possibilité d'une déportation en Palestine avait tout naturellement été évoquée,... et très vite abandonnée en raison non seulement de son caractère trop confortable, mais aussi de l'inévitable opposition des Britanniques, qui contrôlaient la région et avaient déjà imposé, depuis la publication du "Livre blanc" en 1939, de sévères restrictions à l'immigration juive avant de l'interdire totalement.

Restaient Madagascar et les lointains territoires de l'Est.

Colonie française à l'extrémité de l'Afrique, Madagascar offrait de nombreux avantages, dont celui d'être une île tout à la fois très lointaine et très inhospitalière n'était évidemment pas le moindre. Au niveau politique, en obtenir la cession du gouvernement collaborationniste de Vichy n'avait rien d'impossible.

Il n'en allait hélas pas de même au niveau logistique : jamais on ne pourrait réunir suffisamment de navires pour convoyer plusieurs millions de Juifs à plus de 10 000 kms de l'Europe. Et quand bien même aurait-on trouvé les navires nécessaires que la Royal Navy britannique ne leur aurait jamais permis d'arriver à bon port...

Ne restait plus que la déportation très loin à l'Est,... qui impliquait de remporter la victoire sur l'Union soviétique

jeudi 3 novembre 2005

970 - la ghettoïsation

... en s'emparant de la Pologne, Hitler avait aussi mis la main sur plus de deux millions et demi de Juifs supplémentaires, dont il ne savait que faire et qu'il n'avait aucune chance de refiler à des pays comme les États-Unis ou le Canada qui - comme le malheureux épisode du paquebot Saint-Louis l'avait démontré - refusaient déjà d'en prendre quelques centaines de plus.

Dans un premier temps, les autorités allemandes se mirent donc à rassembler ces Juifs honnis dans de vastes ghettos urbains de plusieurs milliers voire dizaines de milliers d'individus. Des ghettos préférablement bâtis à l'intérieur de diverses villes occupées, comme Varsovie, Lodz ou Cracovie.

La "ghettoïsation" avait évidemment pour avantages de faciliter la surveillance des Juifs, d'empêcher leur fuite, mais aussi de réduire "naturellement" leur nombre, ne serait-ce qu'en raison des catastrophiques conditions sanitaires et alimentaires qui y régnaient et précipitaient donc la mort des malades et des plus faibles.

A ce stade, et même si divers massacres plus ou moins importants avaient déjà eu lieu, il n'était pas encore question de génocide.

D'abord parce que l'Allemagne n'en avait pas les moyens. Ensuite parce que les nazis, Hitler en tête, craignaient la réaction des États-Unis et de l'Union soviétique - où vivaient de forts nombreux Juifs - réaction dont ils entendaient se prémunir en prenant les Juifs européens comme otages ou monnaie d'échange.

Enfin, parce que certains croyaient encore à la possibilité de trouver, quelque part dans le monde, un territoire suffisamment lointain pour qu'on n'entende plus jamais parler des Juifs, suffisamment peu peuplé pour que leur déportation s'y effectue sans trop de difficultés, et suffisamment insalubre pour qu'ils y dépérissent en grand nombre.

Restait à trouver l'endroit...

mercredi 2 novembre 2005

969 - la poubelle de l'Europe

... entre janvier 1933 et septembre 1939, plus de 300 000 Juifs avaient fui l'Allemagne, abandonnant le plus souvent tout derrière eux.

Malgré les persécutions, les pogromes ou les assassinats, un nombre à peu près équivalent avait préféré demeurer sur place. Les raisons en étaient diverses. Certains craignaient l'inconnu lié à toute émigration, d'autres ne voulaient pas se départir de leurs biens, se jugeaient trop âgés pour tenter l'aventure, n'étaient pas parvenu à obtenir les indispensables visas d'émigration,... ou croyaient tout simplement en des lendemains meilleurs une fois Hitler calmé ne serait-ce que par l'intervention, ou la menace d'intervention, des forces armées françaises, britanniques, voire même américaines.

Si la politique éliminationniste des autorités nazies avait remporté d'incontestables succès, on était encore loin du "Judenrein" - de l'Allemagne purgée de ses Juifs. A l'évidence, les moyens employés jusque là ne suffiraient pas à se débarrasser de ce dernier carré de Juifs irréductibles, et d'autant moins que les pays limitrophes, ainsi que ceux d'Amérique et d'Asie - sans même parler des pays arabo-musulmans où tonnait le grand mufti de Jérusalem - n'entendaient nullement ouvrir davantage leurs frontières aux Juifs dont l'Allemagne ne voulait plus sur son sol.

La conquête ultra-rapide de la Pologne constitua certes une formidable victoire militaire et politique pour Hitler,... mais fit également tomber dans ses bras plus de deux millions et demi de Juifs supplémentaires dont personne ne voulait et dont personne ne savait comment se débarrasser. A présent, on pouvait certes expulser de force, vers la Pologne, et dans des ghettos, l'intégralité des Juifs d'Allemagne ou d'autres territoires occupés sans plus se soucier de l'avis du gouvernement polonais ni des Polonais eux-mêmes, mais cela ne faisait que déplacer un problème dont Hans Frank, avocat et ami personnel de Hitler, qui l'avait nommé Gouverneur général de Pologne, se plaignait amèrement, en regrettant de se retrouver à la tête de la "poubelle de l'Europe".

Il fallait donc trouver autre chose, c-à-d d'une nouvelle terre d'accueil pour les Juifs ou, à défaut, d'un moyen de les effacer purement et simplement de la surface de la Terre...

mardi 1 novembre 2005

968 - l'homme de l'ombre

... il fallut attendre son procès, à Jérusalem, en 1961, pour que l'on comprenne quel rôle avait réellement joué l'Obersturmbannführer - lieutenant-colonel - Adolf Eichmann dans la "Solution finale à question juive".

En vérité, Eichmann fut d'abord et avant tout un fonctionnaire sans envergure mais terriblement zélé qui, après avoir intégré les rangs du parti nazi en 1932, sut ensuite s'attirer l'attention d'Ernst Kaltenbrunner d'abord, de Reinhard Heydrich ensuite.

Dès 1933, Eichmann est affecté au camp de concentration de Dachau nouvellement ouvert. Administrateur très efficace, il est bientôt promu à des postes supérieurs et, en 1938, se retrouve en charge du département autrichien du Bureau central pour l'émigration juive. Comme on tue plus efficacement ce que l'on connaît, Eichmann étudie le judaïsme, voyage en Palestine, et rencontre même des militants sionistes.

Deux ans plus tard, il est à nouveau promu et muté à la Gestapo. Ses talents d'administrateur lui valent d'être remarqué par Heydrich, à qui il sert d'aide-de-camp lors de la célèbre Conférence de Wannsee. C'est là que ce fonctionnaire zélé mais inconnu se voit confirmer dans une tâche essentielle : celle d'organiser les convois ferroviaires qui, à travers toute l'Europe occupée, vont acheminer les Juifs jusque dans les camps.

Totalement dévoué à son travail, Eichmann se démène tant et plus pour remplir les convois, y compris lorsque la défaite finale du Reich apparaît comme inéluctable. Lorsque Heinrich Himmler, chef suprême de la SS, donne l'ordre de suspendre les mises à mort, dans une vaine tentative pour sauver sa propre peau, Eichmann, n'hésite pas à désobéir et à continuer imperturbablement sa mission en Hongrie.

Après avoir échappé aux Alliés, Eichmann change de nom et, en 1947, se réfugie en Argentine avec sa famille, où il tente de refaire sa vie. Mais le Mossad israélien finit par retrouver sa trace et, en mai 1960, expédie un commando qui s'empare d'Eichmann et le ramène à Jérusalem, où son procès s'ouvre un an plus tard.

"Je n'ai fait que suivre les ordres !" affirme Eichmann tout au long de son procès-spectacle. Un argument qui ne convainc manifestement pas la cour, laquelle le condamne à la peine de mort. Une sentence - la seule jamais prononcée en Israël - exécutée le 01 juin 1962..