... soixante ans après les faits, la proposition "Juifs contre camions" continue de diviser les historiens entre ceux qui n'y voient qu'une manoeuvre d'Himmler pour diviser Alliés occidentaux et soviétiques, et ceux qui considèrent que, dans sa naïveté, le Reichsführer-SS était sincèrement convaincu que la Grande-Bretagne, et surtout les États-Unis, ne demanderaient finalement pas grand-chose - et pourquoi pas un million de Juifs ? - pour changer d'alliance et se retourner contre les Russes.Du reste, et même après son refus définitif par les Alliés, l'offre de Himmler ne resta pas un cas isolé. Par la suite, le Reichsführer continua en effet de multiplier les contacts avec les représentants de pays neutres et des organisations juives, en vue de conclure une paix séparée, allant même, à plusieurs reprises, jusqu'à libérer plusieurs centaines de détenus juifs, en témoignage de sa bonne volonté.
Plus lucide qu'Hitler, Himmler avait depuis longtemps compris que la guerre était perdue, mais n'en continuait pas moins d'entretenir l'illusion selon laquelle il pourrait conserver un poste de premier plan dans l'Allemagne à venir (1). Et comme la propagande nazie n'avait jamais cessé d'affirmer que la guerre avait été déclenchée "par les Juifs", ces Juifs si puissants devaient donc être en mesure de l'arrêter s'il parvenait à les convaincre, ce qui impliquait évidemment de protéger ceux qui étaient encore en vie
Aussi, en novembre 1944, convoqua-t-il Eichmann dans son train privé, à Triberg, en Forêt Noire. "Jusque-là, lui dit-il, vous avez exterminé les Juifs, mais désormais, si je vous en donne l'ordre comme je le fais, vous devez être un protecteur des Juifs !" (2).
Se passa alors un événement incroyable, et à vrai dire parfaitement incompréhensible pour tout esprit rationnel : alors qu'il venait de recevoir l'ordre supérieur d'arrêter toute nouvelle déportation de Juifs, et même celui de protéger les Juifs, alors qu'il savait la guerre perdue et lui-même en bonne place sur la liste des criminels que les Alliés souhaitaient traîner jusqu'à la potence, alors que la plus élémentaire prudence lui aurait commandé de négocier une "porte de sortie" avec les Alliés, Eichmann retourna à Budapest et décida... de désobéir aux ordres et de continuer à déporter frénétiquement les Juifs (!), ce qu'il fit pour ainsi dire jusqu'au dernier jour avant de se réfugier en Autriche, échappant ainsi aux troupes russes.
(1) Quinze jours avant la capitulation de l'Allemagne, le Reichsführer SS en était encore à se demander si, lorsqu'il rencontrerait Eisenhower pour discuter de Paix, il devrait effectuer le salut hitlérien ou, au contraire, lui serrer la main (!)
(2) Rees, page 329
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