dimanche 5 mars 2006

1092 - Dönitz : tu quoque, filii

... marin de la vieille école, Karl Dönitz prend le commandement de la flotte sous-marine hitlérienne dès sa recréation, en 1935 (1) Promu amiral en 1942, il se retrouve un an plus tard à la tête de toute la Kriegsmarine, suite au limogeage de l'amiral Raeder. En avril 1945, juste avant de se suicider, Hitler le désigne officiellement comme son successeur, un poste qu'il n'occupe - par la force des choses - que quelques jours.

A Nuremberg, Dönitz est inculpé pour les trois premiers chefs d'inculpation. Si le Tribunal l'acquitte finalement pour le premier d'entre eux - le "complot" - il le reconnaît néanmoins coupable des deux suivants, soit les "crimes contre la Paix" (en raison de sa guerre sous-marine "agressive") et les "crimes de guerre" (en particulier à cause de ses ordres de ne plus secourir les naufragés des navires torpillés, suite à la désastreuse affaire du Laconia (2))

Par rapport aux autres inculpés, la sanction qui lui est infligée - 10 ans de prison - peut certes paraître clémente, mais elle va néanmoins jeter un froid parmi les militaires du monde entier, en particulier dans la marine américaine. C'est qu'à la barre, l'avocat de Dönitz, le brillant Otto Kranzbühler, a réclamé rien moins que la comparution, à titre de témoin à décharge, du grand amiral américain Chester Nimitz, commandant en chef d'une flotte sous-marine américaine qui, dans le Pacifique, a proportionnellement causé autant de dégâts - et même davantage ! - que la flotte sous-marine allemande n'en a provoqué dans l'Atlantique (3)

Si Nimitz ne comparaît pas en personne, il accepte néanmoins de répondre par écrit, le 2 juillet 1946, à toutes les questions de l'avocat de Dönitz, questions qui, pour l'essentiel, reprennent point par point les accusations portées contre le grand amiral allemand. A chacun de ces points, l'amiral américain répond comme l'amiral allemand, et admet que la flotte sous-marine américaine s'est tout bonnement comportée comme la flotte sous-marine allemande (!)

Du coup, le Tribunal se retrouve plongé dans le tu quoque, le fameux principe de similitude qu'il s'est pourtant juré d'éviter : comment la puissance victorieuse peut-elle décemment condamner pour crimes les militaires de l'armée vaincue si ses propres militaires ont commis les mêmes crimes ? "Le document Nimitz fit l'effet d'une bombe (...) les juges pouvaient-ils encore reprocher aux amiraux allemands la façon dont ils avaient conduit la guerre sous-marine ?" (4)

En toute équité, un tribunal moderne répondrait certainement par la négative. Celui de Nuremberg, en 1946, doit bien composer avec les récriminations des Britanniques, lesquels, il faut bien le dire, ont été les principales victimes d'une guerre sous-marine qui a coûté aux Alliés près de 20 millions de tonnes de navires, et des milliers de marins

Dönitz est donc condamné à dix ans de prison, qu'il effectue à Spandau jusqu'au dernier jour...


(1) le 18 juin 1935, la Grande-Bretagne avait unilatéralement décidé d'autoriser l'Allemagne à posséder une flotte de guerre équivalent à 35% de la flotte britannique, et même à posséder une flotte sous-marine, pourtant interdite par le Traité de Versailles de 1919
(2) Saviez-vous que...483 à 486
(3) sur les 2 337 navires de commerce japonais qui figuraient sur le Lloyd's Register de 1939, il n'en restait plus que 231 en 1945. Saviez-vous que... 487 à 493
(4) Wieviorka, page 100

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