samedi 5 avril 2025

8246 - Tout ce qui excessif est insignifiant…

Le Prince of Wales, à son arrivée à Singapour, 02 décembre 1941
... Singapour, 02 décembre 1941

Depuis des décennies, et en dépit de leur piètre utilité militaire et de leur étonnante fragilité au combat, les cuirassés et leurs énormes canons - symboles par excellence d'une triomphante puissance virile - fascinent les populations du monde entier.

Et en cet après-midi du 02 décembre 1941, celle de Singapour ne fait pas exception, elle qui s'est massée pour contempler l'arrivée du Prince of Wales, du Repulse, et de leur quatre destroyers d'escorte.

Face à l'armada japonaise dont chacun appréhende l'apparition, ce n'est certes pas grand-chose, mais celle que l'on surnommera bientôt la "Force Z" n'en rassemble pas moins davantage de navires de guerre que n'en a connu le port militaire depuis fort longtemps, et n'en concrétise pas moins la promesse, si souvent rappelée par la Grande-Bretagne, de venir en aide à sa colonie en cas de péril.

A vrai dire, l'enthousiasme est même tel que les journaux locaux ne tardent pas à verser dans le lyrisme, et à confondre désir et réalité.

"C'est une grande nouvelle non seulement pour Singapour et la Malaisie mais pour l'ensemble des pays démocratiques du Pacifique. Et c'est une mauvaise nouvelle pour le Japon qui voit ainsi se briser ses rêves de progression sans opposition" titre dès le lendemain le Singapour Free Press

"L'arrivée de quelques cuirassés britanniques à Singapour rend la situation navale des Japonais désespérée", renchérit le Malaya Tribune qui, avec le plus parfait aveuglement, ajoute que "l'Aviation navale est le domaine dans laquelle la flotte japonaise est la plus faible par rapport à celle des Américains (...) Les Japonais sont pris à leur propre piège et, que ce soit par mer, par terre ou par air, n'ont pas le moindre espoir de l'emporter s'ils partent à présent en guerre contre les forces supérieures qui les encerclent"

Tout ce qui excessif est insignifiant…

vendredi 4 avril 2025

8245 - étrange oubli

L'Hermes, en 1938 : une silhouette déjà d'un autre âge...
… Colombo (Ceylan), 28 novembre 1941

Le Prince of Wales reprend donc la mer le 18 novembre,... sans attendre l'Indomitable, toujours coincé au chantier naval de Norfolk.

Les pressions de Churchill, et la constante dégradation de la situation en Extrême-Orient, expliquent sans doute cette hâte - et cet abandon - mais on peut tout de même se demander pourquoi personne, tant au 10 Downing Street qu'à l'Amirauté, ne prête le moindre intérêt à la présence d'un autre porte-avions britannique en Afrique du Sud !

A seulement 10 000 tonnes, l'Hermes, mis en service en 1924, est certes le plus petit, et un des plus anciens, porte-avions de la Royal Navy, mais la vingtaine d'avions qu'il embarque pourrait tout de même s'avérer bien utile, tandis que l'on pourrait très facilement poursuivre à Singapour le carénage de routine dont il fait actuellement l'objet au Cap.

L'Hermes est cependant laissé où il se trouve, et abandonné à son sort - nous y reviendrons - en sorte que c'est un Prince of Wales toujours aussi esseulé qui, dix jours plus tard, rallie finalement Colombo (Ceylan) où le Repulse, son futur compagnon d'infortune, l'attend depuis plusieurs jours au mouillage de Trincomalee.

Sur place, une autre et vieille connaissance, le vieux Revenge, est également disponible, mais cette fois, c'est l'amiral Phillips lui-même qui préfère se passer d'un cuirassé qui, il est vrai, serait bien incapable de suivre le rythme, en sorte que le 29 novembre, flanqués de deux destroyers supplémentaires (1), le Prince of Wales et le Repulse appareillent pour la dernière étape de leur voyage...

... Singapour 

(1) destroyers Encounter et Jupiter

jeudi 3 avril 2025

8244 - "les conditions idéales pour un désastre de première grandeur"

Le Prince of Wales, en mer, avec son étonnante tourelle double au-dessus de la quadruple
... Cape Town (Afrique du Sud), 16 novembre 1941

Le 5 novembre, le Prince of Wales fait escale et se ravitaille à Freetown (Sierra Leone), à la plus grande satisfaction de son équipage qui, à mesure que l'on se rapprochait de l’Équateur, a appris à maudire la ventilation parfaitement inefficace de ce cuirassé ultra-moderne où il fait en permanence plus de 26 degrés dans les cabines des officiers, plus de 35 dans les réfectoires et... plus de 50 dans les chaufferies, où les quarts de travail ne peuvent d'ailleurs dépasser deux heures tant malaises et évanouissements sont nombreux !

Le 16 novembre, le cuirassé mouille au Cap, où il doit en principe demeurer une semaine, histoire de donner un peu de repos à l'équipage mais aussi de faire le point sur la situation... et tenir la promesse faite à Dudley Pound trois semaines auparavant de ne pas poursuivre vers Singapour sans son assentiment formel. 

Ces quelques jours de délais permettraient peut-être à l'Indomitable, toujours immobilisé au chantier naval de Norfolk, de rallier le Cap (ou du moins de s'en rapprocher), mais Churchill, nous l'avons vu, est pressé,… et la Propagande britannique ne cesse quant à elle d'annoncer l'arrivée imminente d'une puissante "Eastern Fleet" en Extrême-Orient.

A ce stade, il suffirait pourtant d'une vague menace en provenance de Brest (où se trouvent encore les Scharnhorst, Gneisenau et Prinz Eugen) (1), de Norvège, ou même de Méditerranée (où la Regia Marina italienne nourrit toujours des ambitions) pour que Pound saute sur l'occasion et rappelle aussitôt le Prince of Wales en Europe. 

Mais l'Europe est tranquille, et Pound à court de prétextes. 

Alors, 48 heures plus tard, flanqué des destroyers Electra et Express, le cuirassé appareille vers l'Est et son destin, un destin que le Premier ministre sud-africain Jan Smuts prophétise d'ailleurs dans un télégramme adressé à Churchill : "Je suis fort préoccupé", écrit-il "par le dispositif actuel de deux flottes, l'une basée à Hawaï et l'autre à Singapour, et chacune individuellement inférieure à la marine japonaise, laquelle a donc l'opportunité de les détruire l'une et l'autre (...) Si les Japonais sont rapides, ce sont les conditions idéales pour un désastre de première grandeur"

(1) Saviez-vous que... Channel Dash

mercredi 2 avril 2025

8243 - Tom Pouce

Tom Phillips (au centre), juste après son arrivée à Singapour
… pour ne rien arranger, le choix de celui appelé à diriger cette nouvelle "Eastern Fleet" pour l’heure réduite à deux unités et quelques navires d’accompagnement, est kui-même fortement discutable.

Car plutôt que de faire confiance au commandement local de Malaisie - celui du vice-amiral Geoffrey Layton - Dudley Pound a depuis longtemps jeté son dévolu sur un de ses subordonnés directs, à savoir le contre-amiral Tom Phillips,... ce même Tom Phillips qui, lors des deux réunions décisives d'octobre, a pu mesurer la détermination de Churchill à envoyer un cuirassé moderne en Extrême-Orient, quelles que soient les objections de l'Amirauté !

Surnommé "Tom Pouce" en raison de sa petite taille, Phillips est un officier d’État-major que chacun reconnaît comme compétent et déterminé, mais aussi, et malheureusement, un officier qui n'a en revanche plus commandé à la mer depuis 1917, soit à une époque où l’avion, frêle et étrange machine de toile et de bois, ne menaçait personne et surtout pas un gros cuirassé.

Devenu Vice-Chef des Opérations navales peu avant la 2ème G.M., l’opinion de Phillips à l’égard de l’Aviation n’a du reste pas changé depuis un quart de siècle, puisqu’il continue de considérer qu’à la condition d’être "convenablement mené", un cuirassé en mer "n’a rien à craindre de l’Aviation".

Et l’anecdote est aussi significative que prémonitoire : commentant, juste avant la guerre, la possibilité que l’Italie se range du côté de l’Allemagne, Phillips, plein d’optimisme, avait alors déclaré à Arthur Harris, futur – et célèbre – chef du Bomber Command, que les bâtiments de la Royal Navy pourraient continuer à circuler librement en Méditerranée "quelle que soit la force de l’Aviation italienne", ce à quoi un Harris en furie n’avait pu s’empêcher de répliquer "Un jour, Tom, vous serez debout sur une caisse au beau milieu de la passerelle lorsque votre bâtiment sera réduit en pièces par des bombardiers ou des avions-torpilleurs. Et au moment où il coulera, vos derniers mots seront "C’était… vraiment une grosse mine !"" (1)

(1) Cité par Mahoney/Middlebrook, op cit

mardi 1 avril 2025

8242 - "dans le but de forcer le Japon à se tenir tranquille"

Churchill, en 1941, sur le pont du Prince of Wales en route pour la Conférence de l'Atlantique
... de manière pour le moins ahurissante, un cuirassé comme le Prince of Wales, que l'on considère incapable de triompher d'un Bismarck ou d'un Tirpitz en combat singulier, un cuirassé que l’on se refuse, par crainte qu'il ne lui arrive malheur, à risquer trop près des côtes et donc à portée des terrains d’aviation allemands - raison pour laquelle on l'envoie d'ailleurs en Extrême-Orient par la route du Cap plutôt que par la Méditerranée et le Canal de Suez - et un cuirassé que Churchill lui-même a toujours considéré, et considérera toujours, comme "gravely undergunned", "gravement sous-armé", ce cuirassé, donc, est néanmoins jugé suffisamment puissant pour affronter - et désormais pour affronter seul ! - toute menace, aérienne ou navale, que le Japon est susceptible de dresser sur sa route !

"C'est", écrit Churchill à Staline, "dans le but de forcer le Japon à se tenir tranquille que nous envoyons dans l'Océan Indien le Prince of Wales, notre plus récent cuirassé, un bâtiment qui peut affronter et détruire n'importe quel navire japonais" (sic)

Et dans une autre missive. adressée cette fois au Président Roosevelt, le même Churchill de souligner que "nous envoyons ce puissant navire dans l'Océan Indien en tant que composante [principale] d'une force que nous rassemblons là-bas. Il n'y a rien de tel que de disposer de quelque chose qui peut affronter et détruire n'importe quel ennemi".

Pour le Premier Ministre britannique, qui suit jour après jour, et quasiment heure après heure, la traversée du Prince of Wales, et qui ne cesse de réclamer de le voir progresser plus rapidement, l'échouage du porte-avions Indomitable ne constitue donc en définitive qu'un banal incident, certes fâcheux dans l’absolu, mais en aucune manière décisif.

Il se trompe...

lundi 31 mars 2025

8241 - fatal récif

L'Indomitable : comme tous les porte-avions anglais, un étrange mélange de moderne et d'antique, 
… Kingston (Jamaïque), 3 novembre 1941

"Regret de signaler que le navire s'est échoué" (...) "L'avant est échoué sur environ 100 pieds. Je suis occupé à alléger le bâtiment. Aucun remorqueur disponible ici. Météo et mer calmes. Pas de vent".

C'est par ce sobre et laconique message qu'au large du port de Kingston, le commandant du HMS Indomitable, signale que son bâtiment, le plus plus récent porte-avions de la Royal Navy, vient de donner en plein dans un récif mal signalé !

Rendu à Kingston le lendemain, après avoir réussi à se dégager par ses propres moyens, l'Indomitable est aussitôt inspecté par des plongeurs, lesquels découvrent que les dégâts au fond de coque, sans être dramatiques, n'en vont pas moins expédier le porte-avions sur le banc de touche, ou plus exactement dans un chantier naval, en l’occurrence celui de Norfolk (Virginie), où il arrive sain et sauf quelques jours plus tard, non sans avoir au préalable déchargé ses avions à Kingston.

Et si les ouvriers américains font diligence, il leur faut tout de même près de deux semaines pour remettre le malheureux porte-avions britannique en état !

Le temps de s'en retourner ensuite à Kingston pour y récupérer ses avions, puis de prendre le chemin du Cap de Bonne Espérance, il y a déjà plusieurs jours que le Prince of Wales est quant à lui passé dans l'Océan Indien et a continué, seul, sa route vers Singapour

Et vers son fatal destin... 

dimanche 30 mars 2025

8240 - les militaires proposent, les politiques disposent...

L'Indomitable, ici en 1943, mais toujours avec d'antiques biplans sur son pont d'envol...

... les dés sont donc jetés : "pour des raisons politiques", mais contre la volonté clairement affichée de l'Amirauté, le cuirassé Prince of Wales prendra la mer aussitôt que possible, et rejoindra dans l'Atlantique le tout nouveau porte-avions Indomitable (1), un 23 000 tonnes de la classe Illustrious, entré en service à peine dix jours plus tôt !

Une fois ces deux bâtiments rendus en Afrique du Sud, et leur présence bien connue des Japonais, une décision sera prise quant à l'opportunité de les envoyer, ou non, dans l'Océan Indien pour y rencontrer le Repulse puis, éventuellement, pour procéder en sa compagnie jusqu'à Singapour.

Trois bâtiments seulement, ce n'est guère, même s'il ne s'agit pas - rappelons-le - de se préparer à une bataille rangée, mais seulement de dissuader les Japonais d'entreprendre de nouvelles actions agressives en Extrême-Orient.

Sur le papier, cette petite formation a néanmoins le mérite d'être homogène, puisque composée de trois navires aussi rapides que puissants, dont deux sont par ailleurs ultra-modernes, et le troisième modernisé à plusieurs reprises depuis son entrée en service, vingt-cinq ans plus tôt.

Mais avant que la dite formation, et ses inévitables destroyers d'accompagnement, puisse voguer de concert et - du moins l'espère-t-on - inciter les Japonais à la prudence, il convient d'abord de la rassembler, ce qui n'est pas nécessairement une mince affaire, vu que le Prince of Wales se trouve pour l'heure ancré à Scapa Flow, l'Indomitable - dont c'est la première traversée de guerre - en route vers les Caraïbes, et le Repulse, quelque part dans l'Océan Indien (1)...

(1) prévu pour servir dans l'Océan Indien, le Repulse avait quitté l'Angleterre le 31 août comme escorte principale du convoi WS11 à destination de Suez via Le Cap