mercredi 20 novembre 2024

8110 - "Le tribut prélevé sur la production de guerre fut extrêmement lourd"

La carcasse du porte-avions Ibuki, jamais terminé, en octobre 1945

… au Japon, les effets des bombardements sur la production d’armements, sans être absolument décisifs, n’en ont pas moins été beaucoup plus spectaculaires, puisqu’en moins d’un an, celle-ci a en effet reculé d’au moins 35% au total, et de bien plus encore sur divers types de production !

"Le tribut prélevé sur la production de guerre fut extrêmement lourd, puisque l’activité des raffineries de pétrole baissa de 83% [le Japon n’ayant il est vrai plus grand-chose à raffiner vu le blocus naval imposé par les sous-marins américains], celle des industries aéronautiques de 75%, celle de l’électronique de 70%, celle des fabrications d’armements terrestres de 30%, celle des chantiers navals de 15%, et celle du secteur chimique de 10%" (1)

Et encore convient-il d’ajouter que, comme en Allemagne, les bombardements ont également eu un effet dramatique sur la variété et la qualité des armes encore produites, les chantiers navals ne produisant en effet pour ainsi dire plus que de petits sous-marins et vedettes à moteur, et les usines aéronautiques que de petits avions extraordinairement rudimentaires,… les uns et les autres étant de toute manière destinés à de très courtes missions suicide, vu la dramatique pénurie de carburant.

Mais bien sûr, s’agissant du Japon, la seule chose qui frappe, et qui encore aujourd’hui retient toute l’attention des observateurs, c’est l’effet des bombardements non pas sur la production industrielle, mais bien sur la population civile : quelque 600 000 Japonais ont en effet été tués lors des différents raids, conventionnels ou nucléaires, menés par les B-29 de LeMay, et un nombre au moins deux fois supérieur blessés à des degrés divers, soit, dans les deux cas, des pertes largement supérieures à celles subies par la population civile allemande du fait des bombardements anglo-américains sur les villes du Reich, ce qui s’explique d’abord et avant tout par la bien plus grande vulnérabilité du bâti japonais, presque exclusivement en bois, donc très inflammable, et par l’absence quasi-totale, au Japon, d’abris antiaériens le moindrement dignes de ce nom, les autorités nippones se souciant encore moins de la vie de leurs civils que de celle de leurs soldats…

(1) Fana de l’Aviation, no 544, page 26

 

mardi 19 novembre 2024

8109 - un effet malgré tout notable sur la production

Usine souterraine de Heinkel 162, découverte en Autriche, en avril 1945

... si le moral bombing, autrement dit le bombardement des villes comme moyen de mettre un terme à la guerre en brisant le moral de la population civile et en l’incitant à se révolter contre ses dirigeants, s’est donc soldé par un échec, sauf - peut-être - à titre posthume, qu’en est-il de la production d’armements, autre et en définitive principal volet de la Théorie de Douhet ?

En Allemagne tout d’abord, et si l’on ne considère que les chiffres officiels, et souvent trafiqués d'une manière ou d'une autre, on est là encore tenté de conclure sur un fiasco : malgré le constant accroissement du tonnage de bombes déversé sur les usines et ateliers, la production d’armements, progressivement délocalisée dans des tunnels, au fond des mines, ou carrément au coeur des forêts, n’a en effet cessé de croître au moins jusqu’à la seconde moitié de 1944, c-à-d lorsque les installations ont elles-mêmes commencé à tomber aux mains des fantassins alliés.

La variété des armements fabriqués a en revanche constamment diminué, particulièrement, et comme nous l'avons vu, dans le domaine aéronautique, de même que la qualité ou du moins la fiabilité de ceux-ci.

Surtout, on ne saurait nier le fait que la dite production aurait été bien plus importante encore, et bien meilleure, si elle n’avait PAS été constamment perturbée plus ou moins gravement, et parfois durant plusieurs semaines, par les bombardements.

A cet égard, la stratégie américaine visant à privilégier, dès 1943, la destruction systématique des raffineries, des ponts, des routes, des gares et des voies ferrées a fini par s’avérer bien plus efficace que la méthode britannique de l’area bombing sur les villes, car à quoi bon continuer à fabriquer des tanks et des avions en grande quantité si on n’a de toute manière plus la possibilité de les acheminer jusqu’au Front, ou tout simplement celle de les faire rouler ou voler...

lundi 18 novembre 2024

8108 - un succès... posthume

Civils britanniques, dans les ruines d'une bibliothèque, Londres, 1940. Le flegme britannique...

... conçu comme moyen de précipiter une Paix rapide, le bombardement stratégique des villes de semblables dictatures était donc, dès le départ, voué à l'échec,... faute d'une opinion publique locale davantage réceptive au message des bombes qu'à celui des fusils maniés par les différentes milices du régime, et l’on peut du reste raisonnablement estimer que la plus grande partie de la population japonaise aurait fini par disparaître sous les bombes atomiques, ou par mourir de faim, si l’Empereur Hirohito n’avait pas décidé de jeter l’éponge juste après le Bombardement de Nagasaki.

Mais même dans les démocraties, comme l’exemple britannique l’avait d’ailleurs démontré, les civils, à condition d’être convaincus par l’État de la justesse et de l’utilité de leurs efforts et sacrifices, pouvaient également encaisser d’intenses bombardements et destructions sans pour autant se révolter et prendre très vite d’assaut le Parlement et le Conseil des Ministres.

Au baisser du rideau, les théories défendues par Douhet, Mitchell, Trenchard et tant d’autres gisent donc elles aussi au milieu des gravats d’un nombre incalculable de villes réduites à néant : jamais les bombes larguées sans retenue sur Cologne, Berlin, Hambourg, Tokyo, Yokohama, mais aussi Londres, Coventry ou encore Leningrad ne sont en effet parvenues à mettre un terme à la guerre, Hiroshima et Nagasaki constituant en définitive bien davantage le prétexte idéal que la seule et véritable cause de la Capitulation japonaise.

Mais en revanche, ajoutés à l’indispensable Invasion et à l’Occupation du territoire allemand et japonais par les troupes alliées, les dits bombardements ont créé une telle quantité de destructions, et un tel état d'épuisement général, qu'ils ont bel et bien réussi à convaincre les populations vaincues de la réalité de leur défaite,... et aussi de la folie de chercher à en tirer revanche.

Car contrairement à ce qui s’était passé en Allemagne au lendemain de l’Armistice du 11 novembre 1918, le message ne se prête cette fois à aucune interprétation, et est de fait parfaitement compris des vaincus, qui savent leur armée battue, et n'ont d'autre choix que de contempler quotidiennement leurs villes détruites et leur pays tout entier soumis à l’Occupation et au bon vouloir de ses vainqueurs.

Contre toute attente, la destruction systématique des villes allemandes et japonaises n'a donc pas hâté la fin de la guerre : elle a simplement évité qu’elle ne recommence à peine une génération plus tard...

dimanche 17 novembre 2024

8107 - la révolte impossible

Civils japonais, après un bombardement sur Tokyo, janvier 1945 

... le problème, malheureusement c'est que le Japon, l'Allemagne ou l'URSS de 1939 à 1945 n’étaient pas des "démocraties normales", mais bien des dictatures absolues, capables de sacrifier sans sourciller des millions de leurs soldats et de leurs civils afin de gagner la guerre, ou du moins de ne pas la perdre. 

Et elles pouvaient de surcroît s'appuyer sur un nombre considérable d'indicateurs et de délateurs, toujours prêts à aider une police qui, bien qu'omnipotente, ne pouvait malgré tout pas surveiller tout le monde, ni être partout à fois.

En 1937 par exemple, et pour ne parler que d'elle, la Gestapo allemande ne disposait que de 126 officiers pour surveiller les agissements des 500 000 habitants de Düsseldorf, de 43 à Essen pour 650 000 habitants, et... de 22 à Würzburg, pour les 840 000 habitants de toute la Basse Franconie (!) 

Il était dès lors illusoire d'espérer repérer d'éventuels "éléments subversifs" en s'en remettant au seul flair des rares agents en place : la "Loi sur les comportements malveillants" du 21 mars 1933 s’en était donc chargée, en étant à l’origine d'une gigantesque vague de dénonciations, le plus souvent anonymes.

Jusqu’à la Capitulation du Reich, des centaines de milliers, et probablement des millions, de dénonciations furent ainsi collectées. Dans les archives de la seule Gestapo de Düsseldorf, on retrouva par exemple, après guerre, pas moins de 72 000 dossiers de dénonciation,... sans compter les quelque 30 000 qui auraient disparu dans les bombardements !

Dans ces conditions, avec la crainte constante de se voir dénoncé par son voisin voire son propre enfant (!), et ensuite arrêté, emprisonné, torturé et finalement exécuté par les agents à la solde de la dictature, il était difficile, pour ne pas dire impossible, de voir émerger un véritable mouvement de masse en faveur de la Paix, comme Sophie Scholl et les étudiants de la "Rose Blanche" en avaient d’ailleurs fait la douloureuse expérience.

Et au Japon, où le civisme et la conformité étaient depuis toujours vertus nationales par excellence, c’était pire encore, puisque le simple fait de ramasser et de lire un tract anti-gouvernemental largué depuis les Airs par les Américains constituait déjà un acte impensable en soi...

samedi 16 novembre 2024

8106 - "impuissant, voire peu enclin à se révolter"

Enfant fouillant une poubelle de Hambourg à la recherche de nourriture...

... et en vérité, comme expliquer une telle absence de résultat compte tenu de la quantité hallucinante de bombes déversées jour après jour, nuit après nuit, sur les villes allemandes puis japonaises ? 

"Je ne connais pas la réponse", avait candidement déclaré Henry Hartley Arnold, commandant en chef de l’Aviation américaine. "Ou nous entretenons des idées trop optimistes sur les résultats des raids aériens, ou nous nous sommes terriblement trompés en évaluant l'effet des destructions sur la machine de guerre allemande" (...) Nous ne sommes peut-être pas en mesure de contraindre l'Allemagne à la capitulation par des raids aériens. D'un autre côté, il me semble qu'avec cette prodigieuse puissance de feu, on devrait obtenir des résultats bien meilleurs et bien plus décisifs"

En février 1945, alors que la guerre était sur le point de se terminer en Europe, le général George C. McDonald, commandant du tout jeune United States Strategic Air Forces in Europe (USSTAF), soulignait pour sa part qu’aucun renseignement en sa possession ne démontrait jusqu’ici que la destruction de zones densément peuplées "affectait de manière décisive la capacité de résistance armée de l’ennemi", ajoutant même que si le but des attaques sur le moral de la population allemande était bel et bien de susciter la révolte, tout le monde s’accordait cependant sur le fait que, le peuple allemand était "impuissant, voire peu enclin à se révolter".

Douhet, pourtant, avait affirmé que les populations des États belligérants, largement épargnées lors de la 1ère G.M. au point de continuer de mener une vie quasi-normale dans leurs villes, ne tolèreraient pas d’être prises pour cible depuis les Airs, et feraient donc pression sur leur gouvernement pour obtenir la Paix.

Ainsi devait-il en être, en toute logique, dans les démocraties normales, où l'expression de la volonté des citoyens avides de Paix finirait bien par l’emporter sur les bellicistes siégeant au gouvernement, sous peine de provoquer des insurrections,... comme celle qu'avait précisément connue l'Allemagne en 1918, au point de la contraindre finalement à réclamer l’Armistice...

vendredi 15 novembre 2024

8105 - meilleurs, mais encore insuffisants

L'usine souterraine de Nordhausen, où la solution allemandes au problème des bombardements...

... sur le papier, les gros quadrimoteurs stratégiques que Britanniques et Américains lancèrent par milliers à partir de 1943 représentaient ce qui se rapprochait le plus des grands croiseurs aériens imaginés par Douhet et tous les romanciers et auteurs de science-fiction d’avant-guerre.

Mais bien que supérieurs en rayon d’action comme en capacité d’emport à leurs petits frères bi- ou tri-moteurs tactiques, ils ne s’en avérèrent pas moins tout autant incapables d’emporter la décision à eux seuls, tout en subissant eux aussi de très lourdes pertes du fait de la chasse et de la DCA allemandes.

A la fin de la guerre, ils avaient certes transformé toutes les villes du Reich en montagnes de gravats, et provoqué la mort de centaines de milliers de civils allemands, mais la production d’armements ne s’en était pas moins poursuivie, sous la houlette d’Albert Speer et de millions de travailleurs forcés, jusqu’à ce que les usines, désormais enterrées dans des grottes, des tunnels ou sous des mètres et des mètres de béton armé, se retrouvent elles-mêmes investies, à partir de l'automne de 1944, par l’Infanterie des Alliés occidentaux ou soviétiques.

Et contrairement là encore à ce qu’avait prévu Douhet, la population civile allemande, bien que matraquée jour après jour et nuit après nuit dans ses habitations et dans ses villes, ne se révolta jamais contre son Führer, lequel fut donc en mesure de poursuivre les hostilités comme si de rien n’était, ou plus exactement jusqu’à ce que l’Infanterie soviétique, parvenue à seulement quelques centaines de mètres du bunker où il se terrait, le contraigne finalement au suicide, le 30 avril 1945.

Et Britanniques et Américains eurent beau multiplier les raids destructeurs, les civils allemands, tout comme d’ailleurs, et à l’autre bout du monde, les civils japonais, n’en demeurèrent pas moins fidèles à leur gouvernement jusqu’à ce que Hitler et Hirohito, demeurés jusqu'au bout maîtres de leur destin et de celui de leur pays, se décident, chacun à leur manière, à siffler la fin du match...

jeudi 14 novembre 2024

8104 - ... aux véritables bombardiers

Le B-17B, précurseur - beaucoup plus élancé - de ceux appelés à combattre en Europe...

... en septembre 1939, à Varsovie, puis en mai 1940, à Rotterdam, les bombardements opérés par les bimoteurs tactiques de la Luftwaffe entraînèrent toutefois immédiatement, et comme l’avait prévu Douhet, les capitulations polonaises et hollandaises, mais, dans les deux cas, celles-ci avaient de toute manière été précédées d’un tel effondrement de la situation militaire sur le terrain qu’elles étaient dores et déjà acquises, bombardements ou pas.

Peu de temps après, et pour la même raison, la Chute de la France fut quant à elle obtenue sans qu’il soit même nécessaire de bombarder Paris ou une autre grande ville française.

En Pologne, en Hollande, en Belgique, et finalement en France, les bombardiers de la Luftwaffe contribuèrent certes largement à la victoire allemande, mais dans un rôle purement tactique et donc nullement prévu par Douhet.

Peu de temps après, lors du Blitz sur Londres et d’autres grandes villes du Sud de l’Angleterre, les dits bombardiers avouèrent en revanche leurs limites, en s’avérant non seulement incapables de contraindre la Grande-Bretagne à la reddition, mais en subissant eux-mêmes des pertes telles qu’elles contraignirent finalement Hitler à jeter l’éponge sous peine de ne plus disposer d’un seul appareil pour la nouvelle offensive qu’il se promettait depuis longtemps de lancer contre l’URSS, une offensive lors de laquelle les bombardiers ne jouèrent à nouveau, et du début jusqu’à la fin, qu’un rôle purement tactique.

Renvoyés sur leur île après Dunkerque, et rendus bien incapables de reprendre pied sur le Continent avant longtemps, les Britanniques répliquèrent tout naturellement aux bombardements de leurs villes en s’en prenant à leur tour aux villes allemandes situées à portée de leurs propres appareils, lesquels, parce qu’ils n’étaient ni plus nombreux ni plus puissants que les appareils allemands, échouèrent pour la même raison, et subirent eux aussi des pertes intolérables.

Pour les partisans de Douhet, cet incontestable échec du tout aérien ne condamnait cependant pas la théorie : avec davantage de bombardiers et, surtout, de bien plus gros bombardiers, comme ceux que Britanniques et Américains développaient tant bien que mal depuis la fin des années 1930, et qui étaient sur le point d’entrer en service, on pourrait bel et bien, assuraient-ils, anéantir les usines et les villes de l’adversaire, et ainsi précipiter la fin des hostilités...